Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour ne pas savoir que sur un minime prétexte les cordes trop tendues se cassent. Elle pénétrait trop bien aussi la personnalité du jeune musicien qui avait six ans de moins qu’elle pour ne pas comprendre quelle importance pouvait avoir pour lui son amour. Elle connaissait la douloureuse épreuve qu’il venait de traverser grâce à la rupture de ses fiançailles avec Marie Wodzinska, mais elle ne savait pas si sa blessure était parfaitement guérie ou si Chopin ne cherchait qu’un oubli momentané à sa douleur ; elle ne savait pas même si ç’avait été une blessure sérieuse, s’il fallait aider à sa guérison. Elle était toute prête à lui donner l’oubli et le bonheur, mais elle craignait de n’être aimée que « par dépit ». Bref, elle semble s’être effrayée à l’idée de prendre une responsabilité vis-à-vis de celui qu’elle s’était déjà mise à aimer. C’est alors qu’elle écrivit la très intéressante, disons plus, la curieusissime lettre que voici, à l’ami de Chopin, Albert Grzymala, lettre dans laquelle elle raconte brièvement à cet ami, avec une sincérité et une honnêteté indicibles et nullement féminines, toutes ses amours précédentes, ainsi que son roman point encore clos avec Mallefille. Elle semble dire : « Voilà ce que je suis, je ne suis plus une ingénue, je sais et je vois quelle tournure prennent les choses ; nous sommes avec Chopin au milieu d’un carrefour, je l’aime, mais, si vous croyez que je lui ferai par là du bien, j’ai encore la force de le quitter, c’est à moi de prendre cette décision sur moi ; vous êtes son ami, vous connaissez sa vie précédente et vous pouvez juger ce qui lui serait meilleur. Si vous dites oui, je viendrai à Paris. Si non, je l’éviterai et tout sera fini. »

Cette lettre écrite avec une puissance étonnante et respirant la franchise, c’est de la vraie George Sand, cette seule lettre suffirait à lui octroyer ce nom de parfait honnête homme, que lui donna un jour un écrivain d’esprit. Les femmes ne sont pas capables d’une pareille franchise sans merci pour elles-mêmes.

Cette seule lettre suffirait aussi pour réfuter à tout jamais l’assertion de tous ses ennemis : qu’elle fut « hypocrite ».