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dans le chagrin qui m’accable je ne me rends pas compte du temps. Mais il y a trop longtemps, à ce qu’il me semble. II. allait partir et tout à coup il ne vient pas, il n’écrit pas. S’est-il mis en route ? Est-il arrêté, malade quelque part ? S’il était sérieusement malade, ne me l’écririez-vous pas en voyant son état de souffrance se prolonger ? Je serais déjà partie sans la crainte de me croiser avec lui et sans l’horreur que j’ai d’aller à Paris m’exposer à la haine de celle que vous jugez si bonne, si tendre pour moi. J’ai été inquiète d’elle aussi. La rage peut faire autant de mal que le désespoir et j’ai été ce soir à la Châtre pour savoir si ses amis avaient de ses nouvelles. Ils en ont reçu et me disent qu’elle va beaucoup mieux. C’est donc Chopin qui m’inquiète et si je ne reçois pas demain quelque nouvelle rassurante, je crois que je partirai.

C’est souffrir trop de maux à la fois, et je vous assure que sans Maurice… je sais bien que je me débarrasserais de ma pauvre vie… Par moments je pense, pour me rassurer, que Chopin l’aime beaucoup plus que moi, me boude et prend parti pour elle.

J’aimerais cela cent fois plus que de le savoir malade. Dites-moi tout franchement ce qui en est, et si les affreuses méchancetés, si les incroyables mensonges de Solange le gouvernent, soit ! Tout me devient indifférent pourvu qu’il guérisse.

À la même.
(Sans date.)

Chère amie, j’allais partir par cet affreux temps, un véritable déluge ici, et pas d’autre moyen de transport jusqu’à Vierzon qu’un cabriolet de poste. Mes chevaux étaient commandés, et, malade à mourir, j’allais voir pourquoi l’on ne m’écrivait pas. Enfin je reçois par le courrier du matin une lettre de Chopin. Je vois que, comme à l’ordinaire, j’ai été dupe de mon cœur stupide et que pendant que je passais six nuits blanches à me tourmenter de sa santé, il était occupé à dire et à penser du mal de moi avec les Clésinger. C’est fort bien. Sa lettre est d’une dignité risible et les sermons de ce bon père de famille me serviront en effet de leçon. Un homme averti en vaut deux, je me tiendrai fort tranquille désormais à cet égard.

Il y a là-dessous beaucoup de choses que je devine, et je sais de quoi ma fille est capable en fait de calomnie, je sais de quoi la pauvre cervelle de Chopin est capable en fait de prévention et de crédulité… mais j’ai vu clair enfin ! et je me conduirai en conséquence ; je ne donnerai plus ma chair et mon sang en pâture à l’ingratitude et à la perversité. Me voici désormais paisible et retranchée à Nohant, loin des ennemis acharnés après moi. Je saurai garder la porte de ma forteresse