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Nous n’étions que six : mon frère et moi, mon fils et ma fille, une jeune et jolie parente et un jeune peintre ami de mon fils. Excepté ma fille, qui était la plus jeune et qui s’amusait fort tranquillement de ce jeu, nous nous étions tous peu à peu montés ; il est vrai qu’il y avait là un délicieux piano dont je ne sais pas jouer, mais qui se mit à improviser tout seul sous mes doigts je ne sais quoi de fantasque.

Un grillon chanta dans la cheminée, on ouvrit la persienne pour faire entrer le clair de lune. À deux heures du matin, mon frère, craignant d’inquiéter sa famille, alla lui-même atteler sa carriole pour rejoindre ses pénates, à une demi-lieue de chez nous. Dans la confusion des changements de costumes, il ne put retrouver son paletot. « À quoi bon ? dit-il, me voilà très chaudement vêtu. »

En effet il était couvert d’une longue et lourde casaque de laine rouge, provenant de je ne sais plus quel costume de l’atelier de mon fils, et d’un de ces bonnets également en laine rouge dont se coiffent les pêcheurs de la Méditerranée. Il partit ainsi en chantant, au galop de son petit cheval blanc, à travers le vent et la neige. S’il eût été rencontré, il eût été pris pour le diable, mais on ne rencontre personne à pareille heure dans nos chemins. Le lendemain, la pièce recommença, c’est-à-dire qu’elle suivit son cours fantastique et déréglé avec autant d’entrain que la veille. J’étais vivement frappée de la facilité avec laquelle nos enfants (l’aîné avait alors une vingtaine d’années) dialoguaient entre eux, tantôt avec une emphase comique, tantôt avec l’aisance de la réalité. Là ce n’était pas de l’art, puisque la convention disparaissait. Il n’y avait pas ce qu’en langage d’art théâtral on appellerait du naturel. Le naturel est une imitation de la nature. Nos jeunes improvisateurs étaient plus que naturels, ils étaient la nature même. Cela me donna beaucoup à penser sur l’ancien théâtre italien appelé comme l’on sait : commedia dell’arte. Ce devait être un art tout différent du nôtre et où l’acteur était réellement créateur, puisqu’il tirait son rôle de sa propre intelligence et créait à lui seul son type, ses discours, les nuances de son caractère et l’audace heureuse de ses reparties…

On verra par les lettres inédites de Chopin de novembre 1846 à janvier 1847, qu’il n’y avait point un seul, mais bien deux spectateurs naïfs et bénévoles à ces représentations fantastiques : les petits chiens Dib et Marquis. On verra encore que l’orchestre représenté par les dix doigts miraculeux de Chopin manquant alors à Nohant, ce fut Mme Sand elle-même qui dut tant bien que mal prendre sur elle ces fonctions et jouer « sur le piano