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En face de la villa il y avait un petit bois d’oliviers qui rappelait à la Floriani des souvenirs d’amour et de jeunesse. C’est là qu’elle avait, quinze ans auparavant, donné de fréquents rendez-vous à son premier amant. C’est là qu’elle lui avait dit pour la première fois qu’elle l’aimait, c’est là qu’elle avait plus tard concerté avec lui sa fuite[1]. Depuis son retour au pays, elle n’avait pas voulu retourner dans ce bosquet que son premier amant avait nommé, dans son jeune enthousiasme, le bois sacré. On le voyait des fenêtres de la villa[2]. Elle s’enfonça dans l’épaisseur mystérieuse du bois.

Elle chercha bien longtemps un gros arbre sous lequel son amant avait coutume de l’attendre et qui portait encore ses initiales, creusées par lui avec un couteau. Ces caractères étaient désormais bien difficiles à reconnaître, elle les devina plutôt qu’elle ne les vit. Enfin elle s’assit sur l’herbe, au pied de cet arbre, et se plongea dans ses réflexions.

Elle repassa dans sa mémoire les détails et l’ensemble de sa première passion et les compara avec ceux de la dernière, non pour établir un parallèle entre deux hommes qu’elle ne songea pas à juger froidement, mais pour interroger son propre cœur sur ce qu’il pouvait encore ressentir de passion et supporter de souffrances. Insensiblement, elle se représenta avec suite et lucidité toute l’histoire de sa vie, tous ses essais de dévouement, tous ses rêves de bonheur, toutes ses déceptions et toutes ses amertumes. Elle fut effrayée du récit qu’elle se faisait de sa propre existence, et se demanda si c’était bien elle qui avait pu se tromper tant de fois et sans s’apercevoir sans mourir ou sans devenir folle. Il n’était peut-être pas arrivé à la Floriani de s’examiner et de se définir trois fois en sa vie.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle ne l’avait encore jamais fait aussi complètement et avec une si entière certitude. Ce fut aussi la dernière fois qu’elle le fit, tout le reste de sa vie étant la conséquence prévue et acceptée de ce qu’elle put constater en ce moment solennel.

Suis-je encore capable d’aimer ? Oui, plus que jamais, puisque c’est l’essence de ma vie et que je me sens vivre avec intensité par la douleur ; si je ne pouvais plus aimer, je ne pourrais plus souffrir. Je souffre, donc j’aime et j’existe. Alors, à quoi faut-il re-

  1. Nous nous permettons de rappeler au souvenir du lecteur que c’est dans ce petit bois qu’Aurore Dudevant et Jules Sandeau, son « premier amant se voyaient clandestinement, et c’est là qu’Aurore Dudevant avait concerté avec Sandeau « sa fuite » de la maison conjugale en 1831, donc juste « quinze ans » avant 1846. (Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, 1. 1, p. 315-316.)
  2. Ce détail est encore absolument exact.