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le prince ne comprenant rien à cette force de volonté qui n’était pas en lui, s’irritait de la trouver vaillante et généreuse. Il haïssait alors en elle ce qu’il appelait dans sa pensée un fond d’insouciance bohémienne, une certaine dureté d’organisation populaire. Loin de s’alarmer du mal qu’il lui faisait, il se disait qu’elle ne sentait rien, qu’elle avait, par bonté, certains moments de sollicitude, mais qu’en général, rien ne pouvait entamer une nature si résistante, si robuste et si facile à distraire et à consoler. On eût dit qu’alors il était jaloux même de la santé, si forte en apparence, de sa maîtresse et qu’il reprochait à Dieu le calme dont il l’avait douée. Si elle respirait une fleur, si elle ramassait un caillou, si elle prenait un papillon pour la collection de Celio[1], si elle apprenait une fable à Béatrice, si elle caressait le chien, si elle cueillait un fruit pour le petit Salvator : « Quelle nature étonnante !… se disait-il tout bas, tout lui plaît, tout l’amuse, tout l’enivre. Elle trouve de la beauté, du parfum, de la grâce, de l’utilité, du plaisir dans les moindres détails de la création. Elle admire tout, elle aime tout ! Donc, elle ne m’aime pas, moi, qui ne vois, qui n’admire, qui ne chéris, qui ne comprends qu’elle au monde ! Un abîme nous sépare. »

C’était vrai, au fond : une nature riche par exubérance et une nature riche par exclusivité ne peuvent se fondre l’une dans l’autre. L’une des deux doit dévorer l’autre et n’en laisser que des cendres. C’est ce qui arriva…

Oui, c’est ce qui arriva, seulement, ce ne fut pas Lucrezia qui fut la victime.

Dans le roman, Lucrezia meurt subitement, ne pouvant supporter plus longtemps une existence remplie de mesquines discordes, de méfiance, de soupçons, de « coups d’épingles », de récriminations continuelles ; elle meurt torturée par cette éternelle impossibilité de se pénétrer mutuellement. « Cette simple, brave et forte nature ne pouvait qu’aimer ou mourir, elle mourut quand elle n’aima plus Karol. »

Un beau jour la Floriani eut quarante ans… Elle se sentit tout à coup lasse d’arriver aux souffrances et aux infirmités d’une vieillesse prématurée sans en recueillir les fruits, sans inspirer de confiance à son amant, sans avoir conquis son estime, sans avoir cessé d’être aimée de lui comme une maîtresse et non comme une amie. Elle

  1. On sait que Celio publia quelque quinze ans plus tard un ouvrage sur l’entomologie, dont il avait toujours été passionné et que sa mère écrivit une préface à ce livre sur les papillons.