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vait en faire retomber l’amertume sur celle qui les causait innocemment. Elle était forcée de le rappeler. Il reprenait la santé et la vie dès qu’il pouvait la faire souffrir. Il l’aimait tant, il était si fidèle, si absorbé, si enchaîné, il parlait d’elle avec tant de respect que c’eût été une gloire pour une femme vaine…[1]. Mais la Lucrezia ne haïssait personne assez pour lui désirer un bonheur pareil…

Son supplice fut lent, mais sans relâche. Il faut des années pour détruire à coups d’épingles un être robuste au moral et au physique. Elle s’habituait à tout ; personne ne savait renoncer comme elle aux satisfactions de la vie. Elle céda toujours, tout en ayant l’air de se défendre ; elle n’eût résisté qu’à des caprices qui eussent fait le malheur de ses enfants. Mais Karol, malgré ce qu’il souffrait de ce partage, n’essaya jamais de les éloigner un seul instant de leur mère. Il employa tout ce qu’il possédait d’empire sur lui-même à ne leur jamais laisser voir qu’elle était sa victime, qu’il s’arrogeait sur elle un droit de propriété absolue.

La comédie fut si bien jouée et Lucrezia fut si calme et si résignée que personne ne se douta de son malheur…

Les enfants de la Lucrezia avaient commencé par ne pas aimer le prince, quoiqu’il les admirât. À présent, ces enfants étaient arrivés à l’aimer, excepté Celio qui était poli avec lui et ne lui parlait jamais. (Ce Celio signait Celio Floriani, du nom de guerre de sa mère, soit dit par parenthèse, il fut le fondateur de la troupe improvisée jouant la commedia dell’arte au château de Nohant, pardon !… au Château des Désertes, — une suite de Lucrezia Floriani)

Mais les autres enfants de Lucrezia furent aussi une cause constante de discorde entre leur mère et le prince Karol, maladivement jaloux de tous et de tout ce qui approchait de la femme aimée. Quoique l’auteur de l’Histoire aborde d’emblée la première querelle entre Chopin et Maurice, arrivée, dit-elle, « tout d’un coup et pour un sujet futile », car Chopin « fut souvent irrité sans aucun motif et quelquefois injustement contre de bonnes intentions », elle constate en passant que c< le mal s’aggrava et s’étendit à ses autres enfants ». Elle raconte enfin qu’un jour Maurice, lassé des coups d’épingles, parla de

  1. « … Il était avec moi le dévouement, la prévenance, la grâce, l’obligeance et la déférence en personne… » (Histoire de ma vie, p. 469.)