Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/547

Cette page n’a pas encore été corrigée

Il (Salvator) ne se rendait donc pas bien compte de tout ce qu’il avait de fort et de faible, d’immense et d’incomplet, de terrible et d’exquis, de tenace et de mobile dans cette organisation exceptionnelle. Si, pour l’aimer, il lui eût fallu le connaître à fond, il y eût renoncé bien vite, car il faut toute la vie pour comprendre de tels êtres : et encore n’arrive-t-on qu’à constater, à force d’examen, de patience, le mécanisme de leur vie intime. La cause de leurs contradictions nous échappe toujours…

Ces derniers mots répètent presque les lignes mêmes de l’Histoire de ma vie, par lesquelles George Sand nie que le prince Karol soit le portrait de Chopin :

Chopin était un résumé de ces inconséquences magnifiques…[1].

L’accroissement graduel de ces changements d’humeur, ’animosité grandissante de Karol envers l’entourage, le train de vie de la Lucrezia, enfin la source principale du conflit entre les deux héros du roman, — les enfants, — tout cela est raconté dans le roman presque identiquement que dans l’Histoire de ma vie :

Salvator Albani avait toujours connu son ami inégal et fantasque, exigeant à l’excès, ou désintéressé à l’excès[2]. Mais les bons moments, jadis, avaient été les plus habituels, les plus durables ; et chaque jour, au contraire, depuis qu’il était revenu à la villa Floriani, Salvator voyait le prince perdre ses heures de sérénité et tomber dans une habitude de maussaderie étrange ; son caractère s’aigrissait sensiblement[3]. D’abord ce fut une heure mauvaise par semaine, puis une mauvaise heure par jour et enfin une bonne heure par semaine. Elle essaya de le distraire, de le faire voyager, de le quitter même pendant quelques moments de Vannée…[4]. Quand il était séparé de Lucrezia pendant quelques semaines, dévoré des mêmes inquiétudes, il tombait malade, parce qu’il ne voulait les confier à personne et ne pou-

  1. V. plus haut, p. 513.
  2. Cf. avec le passage de l’Histoire cité plus haut (p. 447) : « Il n’avait pas abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m’entouraient, avec eux l’inégalité de son âme tour à tour généreuse et fantasque se donnait carrière, passait toujours de l’engouement à l’aversion et réciproquement. »
  3. « À la suite des dernières rechutes de sa maladie, son esprit s’était assombri extrêmement… » (Histoire de ma vie, p. 472.)
  4. « J’essayai de le distraire, de le promener. » (Ibid., p. 471.)