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ou plutôt l’absolu ici-bas et sont incapables d’accepter la réalité.

Il est curieux de comparer le passage de l’Histoire cité p. 447 avec ce passage de Lucrezia :

Elle avait beaucoup parlé à Karol de choses réelles pour la première fois… Mais il est des thèses que l’esprit accepte sans qu’elles s’emparent du cœur. Karol sentait que la Floriani venait de faire un sage plaidoyer en faveur de la tolérance et en vue de la réhabilitation de la nature humaine. Il n’en était pas moins révolté de la réalité et incapable d’accepter les travers humains avec un autre sentiment que celui de la politesse, cette générosité perfide qui laisse le cœur froid et les répugnances victorieuses. Il eût fallu à la Floriani, selon lui, un milieu plus digne d’elle, c’est-à-dire un milieu tel qu’il n’en existe pour personne… une gloire moins chèrement acquise, sans cesser d’être aussi brillante, et surtout un père (lisons : une mère) plus distingué, plus poétique[1], sans cesser d’être un pêcheur de truites. Il n’avait point le sens aristocratique étroit et aimait cette origine rustique, cette chaumière natale… mais un paysan de poème ou de théâtre, un montagnard de Schiller ou de Byron lui eût été nécessaire pour mettre à cet égard son esprit à l’aise. Il n’aimait pas Shakespeare sans de fortes restrictions : il trouvait ses caractères trop étudiés sur le vif et parlant un langage trop vrai[2]. Il aimait mieux les synthèses épiques et lyriques qui laissent dans l’ombre les pauvres détails de l’humanité ; c’est pourquoi il parlait peu et n’écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées ou recueillir celles des autres que quand elles étaient arrivées à une certaine élévation[3]. Et puis la Floriani parlant d’elle-même lui avait fait encore beaucoup de mal. Elle avait prononcé des mots qui l’avaient brûlé comme un fer rouge… elle avait peint les mœurs de ses pareilles avec une terrible vérité. Elle avait raconté ses premiers amours et nommé elle-même son premier amant. Karol aurait voulu qu’elle n’en eût pas seulement l’idée, qu’elle ignorât que le mal existe ici-bas, ou qu’elle ne s’en souvînt pas en lui par-

  1. On sait qu’Alfred de Musset était aussi horripilé d’entendre Mme Sand parler de sa mère, comme elle le faisait, en toute sincérité.
  2. L’auteur de la Lucrezia aurait pu, en toute confiance, ajouter à ces mots les lignes des Impressions et Souvenirs écrites en 1841 (et citées par nous au chapitre ii) : « Rubens l’horripile, Michel-Ange lui fait peur… » Liszt, de son côté, dit dans sa Biographie de Chopin que ce dernier « estimait Beethoven, mais que son cœur lui restait fermé, parce que ses courroux lui semblaient trop rugissants. »
  3. Ces lignes nous rappellent le passage des Impressions et Souvenirs, où George Sand dit combien Chopin parlait peu, semblait toujours absent du monde de la réalité, et ne s’intéressait qu’aux questions générales de l’art.