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à ses yeux comme des espèces de fantômes et, comme il était d’une politesse charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui n’était chez lui qu’un froid dédain, voire une aversion insurmontable *. Il est fort étrange qu’avec un semblable caractère le jeune prince pût avoir des amis. Il en avait pourtant qui l’aimaient ardemment et qui se croyaient aimés de lui. Lui-même pensait les aimer beaucoup, mais c’était avec l’imagination plutôt qu’avec le cœur. Il se faisait une haute idée de l’amitié et, dans l’âge des premières illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, élevés à peu près de la même manière et dans les mêmes principes, ne changeraient jamais d’opinion et ne viendraient point à se trouver en désaccord formel…

Il était extérieurement si affectueux, par suite de sa bonne éducation et de sa grâce naturelle, qu’il avait le don de plaire, même à ceux qui ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur ; la faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux des femmes ; la culture abondante et facile de son esprit, l’originalité douce et flatteuse de sa constitution lui gagnaient l’attention des hommes éclairés. Quant à ceux qui étaient d’une trempe moins fine, ils aimaient son exquise politesse, et ils y étaient d’autant plus sensibles qu’ils ne concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce fût l’exercice d’un devoir et que la sympathie y entrât pour rien. Ceux-là, s’ils eussent pu le pénétrer, auraient dit qu’il était plus aimable qu’aimant ; et en ce qui les concernait, c’eût été vrai. Mais comment eussent-ils deviné cela, lorsque ses rares attachements étaient si vifs, si profonds et si peu récusables ?

Ainsi donc, on l’aimait toujours, sinon avec la certitude, du moins avec l’espoir d’être payé de quelque retour…

Dans le détail de la vie, Karol était d’un commerce plein de charmes. Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce inusitée, et quand il exprimait sa gratitude, c’était avec une émotion profonde qui payait l’amitié avec usure[1]. Même dans sa douleur, qui semblait éternelle, et dont il ne voulait pas prévoir la fin, il portait un semblant de résignation, comme s’il eût cédé au désir que Salvator éprouvait de le conserver à la vie…

11° Outre le trait commun à Chopin et au prince Karol, — l’intolérance morale, — tous deux cherchent la perfection absolue

  1. Tous ces passages jusqu’à cette ligne inclusivement sont transcrits par la « dame du grand monde », l’un après l’autre, sans indication d’être séparés par des lignes omises, et ils passent dans le livre de M. Hœsick pour une esquisse d’après nature du caractère et du naturel de Chopin. La grande dame a de plus intercalé après les mots suivis d’un * quelques lignes empruntées à un autre chapitre de L. F. que nous donnons à la p. 526.