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comment, après une soirée passée dans quelque salon à charmer tout le monde par son jeu enchanteur, ses pantomimes et ses allègres disputes avec les jeunes filles, à peine revenu à la maison, Chopin semblait ôter avec son frac toute cette gaieté superficielle et passait des nuits blanches, en proie à mille tristesses. Lenz, Liszt, Marmontel, Schulhof, Hiller et d’autres après eux, soulignent dans leurs souvenirs combien l’être intime de Chopin était inaccessible, sous des dehors de l’amabilité la plus charmante. Niecks assure catégoriquement que Chopin se laissait lien plus aimer qu’il n’aimait lui-même ses amis[1] ; que fort souvent il avait pour les absents de tout autres paroles que pour les présents, et que son cœur était fermé même pour les plus intimes amis à l’exception de trois ou quatre[2]. L’auteur de Lucrezia Floriani écrit à propos du prince Karol : Mais cet être n’avait pas assez de relations avec ses semblables. Il ne comprenait que ce qui était identique à lui-même, sa mère dont il était un reflet pur et brillant ; Dieu, dont il se faisait une idée étrange appropriée à sa nature d’esprit, et enfin une chimère de femme qu’il créait à son image et qu’il aimait dans l’avenir sans la connaître. Le reste n’existait pour lui que comme une sorte de rêve fâcheux auquel il essayait de se soustraire en vivant seul au milieu du monde. Toujours perdu dans ses rêveries, il n’avait point le sens de la réalité. Enfant, il ne pouvait toucher à un instrument tranchant sans se blesser ; homme, il ne pouvait se trouver en face d’un homme différent de lui sans se heurter douloureusement contre cette contradiction vivante. Ce qui le préservait d’un antagonisme perpétuel, c’était l’habitude volontaire et bientôt invétérée de ne point voir et de ne pas entendre ce qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affections personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient

  1. Il en était de même dans ses rapports avec ses contemporains musiciens. Schumann, qui avait pour lui une admiration enthousiaste depuis le premier jour qu’il connut ses œuvres, Meyerheer, et Mendelssohn, tous firent preuve de bien plus de chaleur, de franchise et d’amitié à son égard que lui envers eux. Nous ne parlons pas de gens de moindre valeur, surtout des compositeurs polonais. Il les traitait simplement avec froideur, à l’exception du seul Fontana. (V. par exemple dans le livre de Karlowicz ses jugements sur les musiciens, ses compatriotes qui le visitaient.)
  2. Le chapitre xxvii du deuxième volume de Niecks, où celui-ci a rassemblé les opinions et les témoignages des amis sur le caractère, les habitudes et la manière d’être de Chopin envers ses amis et ses connaissances, mérite la plus grande attention. (V. Niecks, Frédéric Chopin, t. II, p. 164.)