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8° Par sa nature et par son éducation, le prince Karol était porté à mener une existence exclusive, renfermée, s’abstenant de toute sociabilité. Dans ses croyances religieuses, morales et politiques il tenait fermement à la division de l’humanité en deux parties inégales : une minorité d’élus, — les justes dans le ciel, les gens nobles, instruits, honnêtes, recherchés dans leur mise et dans leurs mœurs sur la terre, et la vile multitude, — la foule des pécheurs aux enfers, la foule des hommes malpropres, grossiers, vicieux et ignorants, sur la terre. Il ne pouvait vivre qu’avec les premiers et se détournait avec dégoût des seconds.

Les âmes naturellement bonnes et généreuses qui tombent dans cette erreur en sont punies par une éternelle tristesse…

Donc Karol était, dès son enfance, incliné à la mélancolie.

Karol n’avait point de petits défauts. Il en avait un seul, grand, involontaire et funeste, l’intolérance de l’esprit. Il ne dépendait pas de lui d’ouvrir ses entrailles à un sentiment de charité générale pour élargir son jugement à l’endroit des choses humaines. Il était de ceux qui croient que la vertu est de s’abstenir du mal, et qui ne comprennent pas ce que l’Evangile, qu’ils professent strictement d’ailleurs, a de plus sublime, cet amour du pécheur repentant qui fait éclater plus de joie au ciel que la persévérance de cent justes, cette confiance au retour de la brebis égarée ; en un mot, cet esprit même de Jésus, qui ressort de toute sa doctrine et qui plane sur toutes ses paroles : à savoir que celui qui aime est plus grand, lors même qu’il s’égare, que celui qui va droit par un chemin solitaire et froid…

Tous ces détails qui servent à nous peindre la personne du prince Karol, toute cette exposition de ses croyances et de ses idées, peuvent paraître une superfétation dans le roman écrit. Mais dans le roman vécu c’est justement ces idées, ces croyances,

    le prenant pour un « portrait d’après nature » ; que Liszt le recopia à ce titre dans sa Biographie de Chopin, et que tout récemment encore ces lignes réapparurent, toujours en qualité de « portrait de Chopin », dans la nouvelle biographie écrite par M. Ferdinand Hœsick, où elles sont attribuées à la plume d’une « dame du grand monde ». Mais il suffit de confronter les pages 248-250 du premier volume de M. Hœsick pour voir que cette « dame », qui croit avoir décrit Chopin, ne fit que copier dans le roman de George Sand le portrait de… Karol.