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sans même y songer, exercé un tel prestige sur le prince de Roswald ? Comment cet homme si beau, si chaste, si pieux, si poétique, si fervent et si recherché dans toutes ses pensées, dans toutes ses affections, dans toute sa conduite, tomba-t-il inopinément et presque sans combat sous l’empire d’une femme usée par tant de passions, désabusée de tant de choses, sceptique et rebelle à l’égard de celles qu’il respectait le plus, crédule jusqu’au fanatisme, à l’égard de celles qu’il avait toujours niées et qu’il devait nier toujours ?…

Aucun des biographes de George Sand n’a jamais exprimé avec autant de force l’antithèse des deux natures. En lisant ces lignes le lecteur n’a qu’à faire un bien faible effort de mémoire pour repasser mentalement les années vécues rue Pigalle, au square d’Orléans et à Nohant.

7° Le plus rayonnant bonheur règne d’abord entre les deux amants, bonheur d’autant plus sublime et plus exalté que le prince Karol apparaît an commencement du roman comme un être pur, idéal, angélique, enthousiaste, vivant dans le monde des rêves, se refusant à voir tout ce qui est bas et obscur.

… C’était une adorable nature d’esprit que la sienne, dit l’auteur. Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes les grâces de l’adolescence réunies à la gravité de l’âge mûr. Il resta délicat de corps comme d’esprit. Mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté charmante, une physionomie exceptionnelle qui n’avait, pour ainsi dire, ni âge ni sexe. Ce n’était point l’air mâle et hardi d’un descendant de cette race d’antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer ; ce n’était point non plus la gentillesse efféminée d’un chérubin couleur de rose. C’était quelque chose comme ces créatures idéales, que la poésie du moyen âge faisait servir à l’ornement des temples chrétiens ; un ange, beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme, comme un jeune dieu de l’Olympe, et pour couronner cet assemblage, une expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée. C’était là le fond de son être. Rien n’était plus pur et plus exalté en même temps que ses pensées ; rien n’était plus tenace, plus exclusif et plus minutieusement dévoué que ses affections…[1].

  1. Il est à remarquer que les amis de Chopin doutaient si peu de ce que le portrait de Karol était celui de Chopin qu’ils copiaient souvent dans l’œuvre de Mme Sand ce portrait de l’ange et se le passaient les uns aux autres,