Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/536

Cette page n’a pas encore été corrigée

qu’un autre se défendre contre les analogies, il sera frappé des traits de ressemblance qui s’imposeront à son esprit et à sa mémoire.

George Sand a certainement raison de dire que l’art n’est pas la vie, que ses moyens de créer les êtres, d’établir les caractères sont très différents, moins complexes, plus rectilignes.

Mais on peut dire d’une œuvre d’art ce que Tolstoï dit des rêves : « Comme dans tous les rêves, tout fut faux dans ce rêve, hormis le sentiment qui l’avait évoqué. » Dans une œuvre d’art tout peut être fantastique et autre que dans la réalité. Les actes des personnages et les lieux où ces actes se passent ; les noms et l’ordre chronologique des faits ; le degré d’intensité du coloris général et des sentiments particuliers des héros ; la proportion gardée entre leurs grands défauts et leurs faibles vertus, tout cela n’est certes pas servilement copié sur nature. Mais la source ou le noyau, dont découle ou se forme toute l’œuvre, est vrai. Dans Lucrezia, ce noyau vrai, c’est la différence des natures de George Sand et de Chopin, et notamment (George Sand a beau le nier), l’exclusivisme du prince Karol.

Lucrezia Floriani n’est certes pas l’histoire vraie de la romancière et du grand musicien, pourtant ce n’est pas parce que « Karol, n’ayant pas de génie, n’aurait pas les droits du génie », ou parce qu’il n’aurait point ressemblé à Chopin, mais bien parce que Lucrezia elle-même est bien moins une femme de génie dans le roman écrit qu’elle ne le fut dans le roman vécu. Grâce à cela il y a dans le roman bien moins de raisons et de causes qui doivent amener des discordes et des conflits qu’il n’y en eut dans la vie réelle. Elles sont toutes simplifiées et ramenées à cette unique synthèse : un amour exclusif, une jalousie rétrospective de Karol pour le passé de Lucrezia, qui a quatre enfants de quatre pères différents et maint autre « souvenir ». Dans l’histoire réelle le nombre de ces causes et de ces raisons était légion, elles provenaient toutes d’une façon de vivre et d’une éducation différentes. C’est là le thème caché et vrai du roman, un thème développé magistralement, mais c’est justement à cause de cette maestria, qu’en dépit des efforts de l’auteur à