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car j’avais plus d’un sujet de profond chagrin contre lequel je m’efforçais de réagir.

L’amitié de Chopin n’avait jamais été un refuge pour moi dans la tristesse. Il avait bien assez de ses propres maux à supporter. Les miens l’eussent écrasé, aussi ne les connaissait-il que vaguement et ne les comprenait-il pas du tout. Il eût apprécié toutes choses à un point de vue très différent du mien. Ma véritable force me venait de mon fils, qui était en âge de partager avec moi les intérêts les plus sérieux de la vie et qui me soutenait par son égalité d’âme, sa raison précoce et son inaltérable enjouement. Nous n’avons pas, lui et moi, les mêmes idées sur toutes choses, mais nous avons ensemble de grandes ressemblances d’organisation, beaucoup de mêmes goûts et de mêmes besoins, en outre un lien d’affection naturelle si étroit qu’un désaccord quelconque entre nous ne peut durer un jour et ne peut tenir à un moment d’explication tête à tête. Si nous n’habitons pas le même enclos d’idées et de sentiments, il y a du moins une grande porte toujours ouverte au mur mitoyen, celle d’une affection immense et d’une confiance absolue.

À la suite des dernières rechutes du malade, son esprit s’était assombri extrêmement et Maurice, qui l’avait tendrement aimé jusque-là[1], fut blessé tout à coup par lui d’une manière imprévue pour un sujet futile. Ils s’embrassèrent un moment après, mais le grain de sable était tombé dans le lac tranquille, et peu à peu les cailloux y tombèrent un à un. Chopin fut irrité souvent sans aucun motif et quelquefois irrité injustement contre de bonnes intentions. Je vis le mal s’aggraver et s’étendre à mes autres enfants, rarement à Solange, que Chopin préférait, par la raison qu’elle seule ne l’avait pas gâté ; mais à Augustine avec une amertume effrayante et à Lambert même qui n’a jamais pu deviner pourquoi. Augustine, la plus douce, la plus inoffensive de nous, à coup sûr, en était consternée. Il avait été d’abord si bon pour elle ! Tout cela fut supporté ; mais enfin, un jour, Maurice, lassé de coups d’épingles, parla de quitter la partie. Cela ne pouvait pas et ne devait pas être. Chopin ne supporta pas mon intervention légitime et nécessaire. Il baissa la tête et prononça que je ne l’aimais plus.

Quel blasphème, après ces huit années de dévouement maternel ! Mais le pauvre cœur froissé n’avait pas conscience de son délire. Je

  1. À en juger par les lettres de George Sand à son fils, dont nous avons cité quelques passages, et par les lettres de Chopin à sa sœur, il nous semble au contraire qu’une antipathie réciproque avait depuis longtemps existé entre eux, du moins dès 1841 on peut en voir tous les indices (il n’y a qu’à se rappeler l’incident de Rozières) sans parler déjà de ce qui ressort en toute évidence des lettres de 1844 et 1845.