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souvent dans votre vie, je m’enfonce et je risque de me noyer, ou je barbote dans la vase, le tout pour attraper des demoiselles qui se moquent de moi. Les naturalistes appellent ces beaux êtres agrillons. Quel vilain nom ! et comme le nom populaire est plus joli et plus poétique. Ce sont de vraies demoiselles du temps de Charles VII, avec leurs coiffures larges en bourrelet et leurs corsages longs et carrés. Mais j’ai remarqué, en les pourchassant, qu’elles avaient une grande prédilection pour les ronces et les orties. Encore un trait de caractère qui les rapproche de la jeune race féminine. Il faut se piquer et s’écorcher pour en approcher. Je parle de cela avec beaucoup de détachement, parce que je n’ai jamais été demoiselle ; j’ai toujours été garçon, c’est-à-dire bête, crédule et mystifié. C’est ce qui a fait le malheur de ma jeunesse et le bonheur de mon âge mûr. Mais comme il est insensé de sacrifier le plus beau temps de la vie, je ne pousse pas mes filles dans la même voie. Je les laisse se féminiser tant qu’elles veulent. Il y en a une que son intelligence conduira bien dans la vie et une autre que son cœur mènera droit en paradis…

Vous me faites bien grand plaisir en m’annonçant aussi votre hôte[1]. J’ai mille choses à lui dire et à lui demander sur la Brenne[2]. Savez-vous que dans la Vie à cheval[3] il y a deux ou trois chapitres sur les chasses qui sont charmants et qui ont l’air d’épisodes de Walter Scott. Quant aux faits, je vais lui demander la permission de lui en voler pour un roman, et j’ai quelque idée de faire le parfait gentilhomme dont je vous ai parlé. Mais n’en parlez à personne, on me le volerait et mon idée gâchée ne me plairait plus. J’allais faire un roman sur l’Irlande, l’hiver dernier, quand j’ai commencé à lire la Molly Maynires de P. Féval. Moi qui ne lis jamais de romans, c’était bien touché ! L’admiration m’a coupé la parole au bout de la plume.

J’ai pourtant commencé le Martin d’Eugène Sue. Jusqu’à présent, il y a de l’intérêt, des caractères tracés brutalement, comme toujours, mais avec une couleur forte et vraie. Scipion est très bien et ses paysans hideux sont d’une réalité désolante. Malheureusement le besoin d’événements et de drames grossiers, auxquels il sacrifia toujours, va le

  1. Le comte Savary de Lancosme-Brèves que nous venons de mentionner.
  2. C’est-à-dire sur les conditions sociales et économiques de ce pays marécageux et malsain, qui faillirent amener le dépérissement de la population, et que le comte de Brèves et quelques autres hommes de bien tâchaient de combattre. Tout ce qu’elle apprit là-dessus, Mme Sand le raconta dans son article sur le Cercle hippique, mentionné plus haut.
  3. Le livre du comte de Brèves est en réalité intitulé : la Vérité à cheval. Il parut en 1843 avec des dessins de Giraud et F. Ledieux gravés par Gagnou. L’auteur l’offrit à George Sand avec un aimable envoi.