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mation du pouvoir suprême de la majorité ; qu’elle avait rompu avec presque tous les amis de sa jeunesse, avec ses amies de couvent, aussi bien qu’avec la société à laquelle elle appartenait par sa naissance et les relations de son aïeule et de son père, et qu’elle vivait alors presque exclusivement au milieu de tribuns, de meneurs de partis, de philosophes, d’artistes, d’acteurs, de journalistes, d’utopistes, de bohèmes et de prolétaires ; qu’elle était portée à un sans-façon absolu dans son train de vie, ne faisant aucune attention ni à ses costumes, ni à ceux de son entourage[1] ; que bien peu de semaines auparavant elle portait une blouse d’homme, un gilet et des bottes ; qu’elle fumait à outrance, tutoyait ses nouveaux amis, presque de prime abord, s’ils étaient à son gré ; qu’elle souffrait qu’on s’exprimât en sa présence en des termes familiers, et qu’elle se permettait elle-même dans ses lettres et ses causeries intimes des locutions d’atelier ou de tréteaux ; si nous nous rappelons tout cela, nous ne trouverons pas étonnant que la première impression qu’elle produisit sur Chopin lui fut défavorable.

Mais il est moins étonnant encore qu’il suffît du commerce le plus court entre la femme de génie et le grand musicien, pour qu’il fût charmé. Sous son extérieur raffiné, comme sous les manières presque bohèmes de l’amie des humbles palpitait une grande, une géniale âme d’artiste. Chopin était plus capable de le sentir qu’aucun de ceux qui entouraient alors George Sand. Il venait d’éprouver, de plus, que les dehors les plus recherchés, les plus élégants, les relations les plus amicales, la douceur des manières la plus parfaite se marient parfois avec des préjugés aristocratiques, avec une sécheresse ou une lâche soumission à sa destinée et à la volonté d’une caste. Wodzinski un ami (!) à lui, ne s’en efforça pas moins de faire étouffer

  1. Cf. la lettre de George Sand à M. de Mirecourt, réfutant tout ce qu’il débitait dans sa biographie de George Sand sur ses habitudes d’élégance. Nous croyons devoir aussi déclarer à ce propos que les lignes si connues de M. de Lamennais à M. de Vitrolles sur la prétendue « élégance » et les « chemises de foulard de Mme Sand » doivent être mises sur le compte du mépris inné de prêtre pour la femme, et ne peuvent nullement être considérées comme véridiques.