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Il n’était certainement pas fait pour vivre longtemps en ce monde, ce type extrême de l’artiste. Il y était dévoré par un rêve d’idéal que ne combattait aucune tolérance de philosophie ou de miséricorde à l’usage de ce monde. Il ne voulut jamais transiger avec la nature humaine. Il n’acceptait rien de la réalité. C’était là son vice et sa vertu, sa grandeur et sa misère. Implacable envers la moindre tache, il avait un enthousiasme immense pour la moindre lumière, son imagination exaltée faisant tous les frais possibles pour y voir un soleil.

Il était donc à la fois doux et cruel, d’être l’objet de sa préférence, car il vous tenait compte avec usure de la moindre clarté et vous accablait de son désenchantement au passage de la plus petite ombre… J’acceptai toute la vie de Chopin telle qu’elle se continuait en dehors de la mienne. N’ayant ni ses goûts, ni ses idées en dehors de l’art, ni ses principes politiques, ni son appréciation des choses de fait, je n’entreprenais aucune modification de son être. Je respectais son individualité, comme je respectais celle de Delacroix et de mes autres amis engagés dans un chemin différent du mien.

D’un autre côté, Chopin m’accordait, et je peux dire m’honorait d’un genre d’amitié qui faisait exception dans sa vie. Il était toujours le même pour moi. Il avait sans doute peu d’illusions sur mon compte, puisqu’il ne me faisait jamais redescendre dans son estime. C’est ce qui fit durer longtemps notre bonne harmonie.

Étranger à mes études, à mes recherches et par suite à mes convictions, enfermé qu’il était dans le dogme catholique, il disait de moi, comme la mère Alicia dans les derniers jours de sa vie : Bah ! bah ! je suis bien sûre qu’elle aime Dieu.

Nous ne nous sommes donc jamais adressé un reproche mutuel, sinon une seule fois, qui fut, hélas ! la première et la dernière. Une affection si élevée devait se briser et non s’user dans des combats indignes d’elle…

Mais si Chopin était avec moi le dévouement, la prévenance, la grâce, l’obligeance et la déférence en personne, il n’avait pas, pour cela, abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m’entouraient. Avec eux l’inégalité de son âme, tour à tour généreuse et fantasque, se donnait carrière, passant toujours de l’engouement à l’aversion et réciproquement. Rien ne paraissant, rien n’a jamais paru de sa vie intérieure, dont ses chefs-d’œuvre d’art étaient l’expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance. Du moins telle fut sa réserve pendant sept ans que moi seule pus les deviner, les adoucir et en retarder l’explosion.

Fort souvent, Chopin eut à souffrir du laisser aller, du sans-gêne de langage et de manières des camarades d’atelier de