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Chopin voltigeait tout autour comme un petit oiseau effrayé dans sa cage, il voyait venir quelque chose. Que n’avait-il toujours à craindre sur ce terrain-là ?… À la première pause de la causerie dont les frais étaient faits par l’amie de la Sand, Mme Viardot, la grande cantatrice que je devais plus tard connaître à Saint-Pétersbourg, Chopin me prit sous le bras et me conduisit auprès du piano. Ami lecteur, si tu joues du piano, tu te représenteras aisément ce que j’éprouvais alors ! C’était un pianino ou un petit piano vertical qu’ils tiennent pour un pianoforte à Paris. Je jouai l’Invitation par fragments ; Chopin me tendit la main très aimablement. George Sand ne dit pas un mot. Je m’assis encore une fois à côté d’elle. Je poursuivais visiblement une intention quelconque. Chopin me regardait avec préoccupation par-dessus la table sur laquelle brûlait le carcel inévitable.

« Est-ce que vous ne viendrez pas un jour à Saint-Pétersbourg ? dis-je à George Sand du ton le plus aimable du monde, où l’on vous lit tant et où vous êtes tant admirée. »

« Je ne m’abaisserai jamais à un pays d’esclaves[1] ! »

C’était se montrer impolie après s’être montrée peu aimable.

« Vous avez raison de ne pas venir, repris-je sur le même ton, vous auriez pu trouver la porte fermée ! » (Je venais de penser à l’empereur Nicolas !) George Sand me regarda avec étonnement ; je plongeai sans broncher dans ses beaux grands yeux bruns de génisse. Chopin ne paraissait point mécontent, je connaissais ses hochements de tête.

En guise de réponse George Sand se leva d’une manière théâtrale et se dirigea d’une allure toute masculine à travers le salon, vers la cheminée flamboyante.

Je la suivis du même pas et m’assis une troisième fois à ses côtés, tout prêt à l’escarmouche.

Elle devait enfin me dire quelque chose ! George Sand tira un énorme cigare trabucco de la poche de son tablier et cria à travers le salon :

« Frédéric, un fidibus ! »

Cela m’outragea pour lui, mon grand seigneur et maître ; je compris le mot de Liszt : pauvre Frédéric ! dans toute sa valeur.

Chopin oscilla docilement vers elle avec un fidibus. Ce n’est qu’au premier horrible nuage de fumée que George Sand daigna m’adresser la parole : « A Saint-Pétersbourg, commença-t-elle, je ne pourrais probablement pas même fumer un cigare dans un salon ? »

« Dans aucun salon, madame, je n’ai jamais vu fumer un cigare », dis-je non sans appuyer et avec un salut profond.

George Sand me dévisagea : le coup avait porté. Je regardai tranquillement les beaux tableaux du salon, qui étaient éclairés chacun

  1. En français dans le texte allemand.