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de lui envoyer la somme que « les gens comme elle rassembleront entre eux » pour lui et les siens.

Mais la plus étonnante et la plus caractéristique des lettres de Leroux à Mme Sand, c’est peut-être celle qu’il lui écrivit en 1854, car elle prouve que ni les cataclysmes politiques, m les épreuves de son existence personnelle n’avaient rien enseigné à ce grand enfant de génie : après toutes les corrections que le sort lui avait infligées, il continuait à planer dans le monde des rêves et des projets irréalisables, et… à traiter la question du secours matériel, prêté par de fidèles amis, avec l’insouciance d’un vrai apôtre de la non-propriété :

Jersey, dimanche 24 septembre 1854[1].

Chère amie,

Ce que c’est qu’un degré du méridien, surtout lorsqu’il sépare ce qu’on appelle des empires et des États ! Nous sommes depuis deux ans aussi loin l’un de l’autre que le sont de nous nos amis qui sont morts. Sans doute, c’est ma faute, j’aurais dû vous écrire. Mais j’ai peut-être voulu vous épargner le chagrin de connaître toutes mes péripéties. J’ai un fils en Algérie, avec qui j’en ai usé comme avec vous. Je l’aime assurément, et même de cet amour quelquefois aveugle que nous avons pour nos enfants. Voilà pourtant trois ans que je ne lui ai écrit. Je romps aujourd’hui le silence. Pourquoi ? par un motif que j’ai la douleur de dire n’être pas désintéressé, et que vous allez juger. Je reçus hier (je ne sais qui me l’envoyait) un numéro de la Presse. Il était question de vous, on annonçait la prochaine publication de vos Mémoires, achetés (disait-on en lettres majuscules) cent trente mille francs. Dans le même numéro se trouvait l’histoire d’un certain comte de Raousset, qui vient, ces mois derniers, d’entreprendre, avec une poignée d’hommes, et sans avoir même un canon, la conquête du Mexique, comme Fernand Cortez, et qui a succombé dans son entreprise. Enfin, plus loin, je lus une lettre de M. Lamartine, envoyant cinq cents francs à la veuve du libraire Ladvocat. Il se fit dans ma tête une association, peut-être étrange, de ces trois faits. Je ne veux pas conquérir le Mexique, comme le comte de Raousset, mais je veux, comme Colomb, conquérir un monde nouveau. Ce monde nouveau a trois aspects ; mais en me bornant à un seul, la possibilité pour tous les hommes de se procurer leur subsistance ou i ce qu’on appelle la

  1. Leroux avait mis par erreur : « 1844 ».