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éclairer l’humanité, elle s’abaisse à une oisiveté coupable et sans fin.

Pour en venir là, madame, il faut, de toute nécessité, que Pierre n’ait plus à compter sur vous, comme il l’a fait jusqu’à présent, car tant qu’il vous sentira, par suite de votre trop grande bonté, disposée à continuer le passé, il ne fera aucun effort pour secouer cette inertie dont il s’est fait une habitude de tous les jours, et qui est un véritable poison qui s’infiltre chaque jour davantage en lui. Et croyez bien que je ne veux altérer en rien les sentiments d’affection que vous lui portez, mais je crois que vous lui témoignerez d’une amitié plus sincère en mettant fin au plus tôt aux avances pécuniaires que vous lui faites sans cesse, et en vous bornant à lui assurer chaque mois une somme suffisante pour pourvoir à ses besoins les plus pressants, jusqu’à ce qu’il ait repris ses travaux et abandonné à tout jamais ses utopies d’inventeur, restées jusqu’ici à l’état de rêve et de théorie. Mais, de grâce, rompez cette situation ; surtout n’alimentez plus la paresse de ses frères, orgueilleux et lâches fainéants qui vivent sans rien faire et se sont habitués à cette existence de mendiants, plutôt que de travailler comme nous le faisons tous. Ce sera un service que vous lui aurez rendu et dont plus tard Pierre lui-même vous sera reconnaissant, car il doit souvent rougir en lui-même d’avoir aussi fréquemment recouru à vous, et de voir dissiper par les siens le fruit de vos veilles et de vos travaux.

Pardonnez-moi, madame, de vous parler ainsi avec autant de liberté et d’abandon, mais vous ne m’en voudrez pas de répondre à la confiance que vous me témoignez, en vous faisant part de tout ce qui se passe en moi quand je pense à ce malheureux Leroux qui mérite qu’on s’intéresse à lui, et qu’on ne le laisse pas ainsi se suicider, et devenir pour tous un objet de commisération et de pitié. Je suis bien aise d’apprendre que notre bon ami Chopin se porte bien et qu’il veuille bien, ainsi que vous, garder un souvenir de vos amis de Paris.

Croyez bien, madame, que je serai vraiment heureux toutes les fois que vous me permettrez de justifier ce titre, et en attendant que l’occasion s’en présente, permettez-moi de vous serrer affectueusement la main.

Ch. Veyret.

M. Veyret semble s’être un peu abusé en s’imaginant que Leroux serait un jour « lui-même reconnaissant » en voyant Mme Sand « mettre fin à ses avances, ayant dû souvent rougir en lui-même d’avoir si fréquemment recouru à elle » ; mais M. Veyret eut parfaitement raison en disant que cette manière d’agir peu correcte était devenue habituelle à Leroux. À peine le refus de Veyret reçu, voici ce que Leroux écrivit à sa protectrice.