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ration et de crainte, que nous commençons le récit des relations entre Chopin et George Sand. Notre sympathie se divise entièrement ; nous sommes incapable de déclarer lequel des deux grands amis nous est plus cher, plus proche de notre cœur, auquel des deux nous sommes plus intimement, plus fidèlement attaché. Puis, comment raconter une âme, une âme sensitive jusqu’à la morbidesse, âme incomprise, se dérobant à tous, ne se révélant point et point révélée, âme profonde, exclusive et ne se manifestant que par les sons, ne vivant et ne parlant qu’en musique et par la musique ! Comment rendre les états de cette âme capricieuse, toute en teintes et en nuances fugitives, de cette âme mimose, si personnelle, si intolérante envers tout ce qui est collectif et troupeau, envers tout ce qui est cher à la foule et aimé d’elle ; âme instinctivement ennemie du banal, de l’universel, du vulgaire, du criard ; âme également fuyant la prose de la vie, le bruit de la vie et les combats de la vie, à dix coudées au-dessus de tous les partis, de tous les meneurs, tous les crieurs, tous les orateurs, de tous les héros, de toutes les divinités du jour, de tous ceux qui disparaissent des tréteaux, après avoir mené grand bruit pendant des années, comme les marionnettes, et qu’on oublie aussi comme les marionnettes ?… Comment faire comprendre au lecteur, surtout à celui qui n’est pas musicien, une âme qui ne parlait que par la musique, qui même en musique parlait une langue extraordinaire et inusitée, une langue à elle, toute nouvelle, sans l’ombre même de l’universellement populaire, sans trace de trivialité, de vulgarité, de lieux communs, de phrases faites, d’expressions reçues ? Comment expliquer un compositeur qui ne craint pas toutes ces modulations, ces positions d’accords prétendues « impossibles » ou inconnues avant lui ? Celui qui commence sa première Ballade en Sol mineur par ce récitatif interrogatif parlant sans paroles et s’arrêtant sur cette dissonance audacieuse ; celui dont le courroux et le désespoir se révèlent par des œuvres telles que l’Étude en Ut mineur, le Prélude en Si bémol mineur (n° 16), la Polonaise en Fa dièze mineur ; celui dont la douleur s’exhale dans les larmes de cet incomparable Nocturne en Ut mi-