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élevait des enfants trouvés. Fanchette — c’est le nom qu’on lui avait donné — se sauva par trois fois et revint trois fois, plus peut-être, à l’hospice. Alors la supérieure, inspirée par un membre influent du conseil de la congrégation, se décida à « perdre » l’innocente. On fit venir les dames Chauvet et Gazonneau, maîtresses des postes, et on les pria d’ordonner au cocher de la diligence, faisant le service entre la Châtre et Aubusson, de prendre au sortir de la ville Fanchette, conduite là par une servante de l’hospice, et « pas inscrite sur la feuille de la diligence », de la mener vers Aubusson, puis de la faire descendre et de la « perdre » sur la route. Aussitôt dit, aussitôt fait. Les dames Chauvet et Gazonneau éprouvèrent une certaine répugnance à « accepter une pareille mission », mais n’osèrent point désobéir à la supérieure, « vu son caractère ». Le cocher Desroys n’osa pas désobéir aux ordres reçus. Donc, la servante prit un jour Fanchette par la main, lui dit qu’elle la mènerait à la messe, — ce que la pauvrette adorait, parce qu’on lui mettait un béguin plissé et qu’elle « se plaisait à l’église », — et la conduisit sur la route. Le cocher Desroys la mena jusqu’à une lieue environ d’Aubusson, la fit descendre et l’abandonna. Mais comme ces écuyers honnêtes et ces bourreaux charitables des contes de fées et des légendes, chargés par quelque méchante marâtre d’égorger ou d’abandonner au milieu de bêtes sauvages une belle et douce princesse ou un pauvre petit prince, le cocher Desroys avait aussi un cœur plus sensible que celui de la fiancée du Christ, qui dirigeait l’œuvre de charité. Il dit avoir « le cœur gros », il lui sembla pendant longtemps entendre les sanglots de la petite ; il avait « lancé ses chevaux à toute bride », fuyant ainsi les remords de sa conscience, puis soudain les avait arrêtés, pour regarder, — comme il le dit plus tard, — « si en courant après lui, l’enfant ne s’exposait pas à prendre du mal », mais il ne vit plus rien, et « ne pouvant se débarrasser de son souvenir, pendant cinq ou six jours, il allait demandant sur son passage à toutes les laitières qu’il rencontrait, si elles n’avaient pas trouvé par là un enfant ». Non, personne n’avait rien vu. Fanchette était bien perdue.