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nistrateurs, tous les hommes à succès immédiat, brillants météores jetés sur la route de l’humanité pour éclairer et marquer chacun de ses pas. Dans la seconde, les poètes, les vrais artistes, tous les hommes à. vues profondes, flambeaux divins envoyés ici-bas pour nous éclairer au delà de l’étroit horizon qui enferme notre existence passagère. Les forts déblaient le chemin, brisent les rochers, percent les forêts ; ce sont les sapeurs de l’ambulante phalange humaine. Les autres tracent des plans, projettent des lignes au loin et lancent des ponts sur l’abîma de l’inconnu. Ce sont les ingénieurs et les guides. Aux uns la force de l’esprit et de la volonté, aux autres la grandeur et l’élévation du génie.

Selon cette définition, Napoléon ne serait qu’un homme fort, et je sais parfaitement qu’il serait contraire à tous les usages de la langue française de lui refuser l’épithète de grand. Je la lui donnerais d’ailleurs d’autant plus volontiers qu’à bien des égards sa vie privée me semble empreinte d’une véritable grandeur de caractère, qui me le fait admirer au milieu de ses fautes, plus qu’au sein de ses victoires. Mais, philosophiquement parlant, son œuvre personnelle n’est pas grande et la postérité en jugera ainsi. Ce que je dis de lui s’applique à tous les hommes de sa trempe que nous voyons dans l’histoire.

Ainsi, je divise les hommes éminents de deux parts, l’une qui arrange le présent, et l’autre qui prépare l’avenir. L’une succède toujours à l’autre. Après les penseurs souvent méconnus et la plupart du temps persécutés, viennent des hommes forts, qui réalisent le rêve des grands hommes et l’appliquent à leur époque. Pourquoi ceux-là, me diras-tu, ne sont-ils pas grands eux-mêmes, puisqu’ils joignent à la force de l’exécution l’amour et l’intelligence des grandes idées ? C’est qu’ils ne sont point créateurs, c’est qu’ils arrivent au moment où la vérité, annoncée par les penseurs, est devenue évidente pour tous à tel point que les masses consentent, que tous les esprits avancés appellent et qu’il ne faut plus qu’une tête active et un bras vigoureux (ce qu’on appelle aujourd’hui une grande capacité) pour organiser. L’obstacle au succès immédiat des penseurs et à la gloire durable des applicateurs c’est l’absence de foi au progrès et à la perfectibilité. Faute de cette notion, les institutions ont toujours été incomplètes, défectueuses et forcément de peu de durée. L’homme fort a voulu toujours se bâtir des demeures pour l’éternité, au lieu de comprendre qu’il n’avait à dresser que des tentes pour sa génération. À peine avait-il fait un pas, grâce aux grands hommes du passé, que méconnaissant les grands hommes du présent, les traitant de rêveurs ou de factieux, il asseyait sa constitution nouvelle sur des bases, prétendues inamovibles, et croyait avoir construit une barrière infranchissable. Mais le flot des idées montant toujours a toujours emporté toutes les digues, et il