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la vie pratique. Le lecteur trouvera plus bas toute une série de documents prouvant ce que nous venons d’avancer, et maintenant nous nous permettrons de citer quelques lettres imprimées et inédites de Pierre Leroux, de George Sand et divers autres, lettres qui se rapportent aux premières années des relations entre George Sand et Pierre Leroux.


Madame Dudevant, rue Laffitte
Hôtel de France, au coin de la rue de Provence.
1836. Décembre.

J’ai lu ce matin la lettre que vous m’aviez écrite et que je n’avais pas reçue hier. En vérité je suis heureux de ne l’avoir lue qu’aujourd’hui : je n’aurais pas osé vous regarder ni vous parler. Vous êtes trop bonne et trop élogieuse. Je suis toujours embarrassé et gêné pour dire une parole devant vous (ce qui, par parenthèse, me fait souvent bavarder beaucoup trop). J’ai senti cela le premier jour que je vous ai vue ; je ne pus pas vous dire un mot. Si hier j’avais eu votre lettre, j’aurais été plus troublé que le premier jour de notre connaissance ! Voilà ce que c’est que de vous avoir lue dans vos livres. J’ai l’âme pleine d’admiration, et je n’ai pas de parole pour la dire ; puis c’est de mauvais goût que de vous louer en face ; puis encore, ce n’est pas vous louer que je veux, c’est plutôt vous faire sentir combien je vous estime et combien je vous suis reconnaissant. Il arrive alors que vous aimez l’humilité et à louer les autres tout faibles qu’ils sont. Il en résulte, pour ceux envers qui vous vous montrez si bonne, un trouble intérieur inexprimable.

Vous me demandez mon amitié. Ne savez-vous pas que je vous suis tout dévoué ? J’étais votre ami avant de vous connaître ; je le fus le jour où je vous vis pour la première fois ; je le suis aujourd’hui, je le serai demain, je le serai toute ma vie.

C’est le propre de l’amitié que d’être utile ou du moins de chercher à l’être à ceux que nous aimons. Je demande donc qu’il y ait en moi quelque force qui puisse vous aider quelquefois dans vos souffrances. Mais vous vous trompez bien sur vous-même quand vous dites que je servirais à vous rendre bonne. Vous êtes née pour le beau et le bon, et vous avez toujours été au fond ce que vous voudriez devenir. Seulement la vie est une épreuve et une expérience que nous faisons tous deux dans la mesure de nos forces pour nous et pour l’humanité. Aspirons donc à devenir meilleurs et à nous éclairer de plus en plus dans nos ténèbres.