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Il est difficile également de donner une meilleure application des idées de Leroux sur notre union avec toute l’humanité que la page inédite du Journal de Piffoël que voici. C’est en même temps un document des plus précieux pour nous éclairer sur la genèse et les procédés du travail chez l’auteur de Consuelo. Nous y suivons avec une netteté merveilleuse le travail incessant et inconscient de la pensée, la fixation de la vie, des caractères, qui s’accomplissait chez l’écrivain sans discontinuer, formant peu à peu en lui des types arrêtés : George Sand pouvait se mettre à sa table et écrire spontanément des œuvres quasi prêtes dans sa tête, comme si elle ne faisait que transcrire des créations littéraires dont la forme et tous les détails étaient déjà parfaitement précisés.

… Parmi les mille grandes et excellentes raisons qu’on peut alléguer contre la doctrine d’individualisme absolu, si fort à la mode en ces tristes jours, il y a une toute petite raison fondée sur un fait d’observation que je veux consigner ici.

Avez-vous jamais vu une personne qui vous parût entièrement nouvelle et inconnue ? Quant à moi, cela ne m’est jamais arrivé. Tout au contraire, au premier abord d’un individu que je n’ai jamais vu, je crois le reconnaître, et je me demande ce qu’il y a de changé en lui à ce point de m’empêcher de trouver son nom. Si je sais son nom, je ne puis me défendre de chercher dans quel lieu et dans quelle occasion je l’ai vu déjà, et quand je me suis assuré autant que possible que cela n’a jamais eu lieu, je cherche à quel autre individu de ma connaissance il doit ressembler pour m’avoir causé cette impression. Je la trouve parfois très vite, car il n’est pas d’homme qui n’ait une sorte de ménechme et à coup sûr plusieurs dans le monde. Car ce ménechme a le sien, qui a le sien aussi. Mais la plupart du temps, ils ne se connaissent pas entre eux. Voilà pourquoi il m’arrive aussi de ne pas trouver facilement à qui ressemble cet inconnu qu’un instinct puissant me force à vouloir reconnaître. Cette ressemblance vague, éloignée, mystérieuse, me tourmente, quand même je ne me soucie ni du ressemblant ni du ressemblé. Il faut que je la trouve et je la trouve enfin. Mais elle est si imparfaite que je me demande encore comment j’ai pu la chercher et la pressentir. Alors, par la même liaison d’idées, je cherche et retrouve l’intermédiaire qui établit ce rapport si positif et pourtant si éloigné. Alors ma mémoire me présente un individu à moi connu, qui tient des deux autres, du ressemblant et du ressemblé, comme je me suis permis de dire tout à l’heure. Cet intermédiaire n’est pas toujours