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huitième siècle est extrêmement réussi, on peut même dire que l’exécution a surpassé les intentions de l’auteur. Quant aux deux autres thèmes qu’il s’était proposé, il faut convenir qu’ils cèdent de beaucoup aux quatre courants ou éléments génésiaques dont se compose le roman. Ces quatre courants sont : 1° le courant purement musical, qui soufflait alors rue Pigalle, c’est-à-dire l’action exercée sur l’auteur par les individualités artistiques de Chopin et de Mme Viardot ; 2° le souffle des idées mystiques polonaises qui flottaient alors dans l’air ambiant, et des réminiscences de l’histoire slave, commentée au point de vue du « messianisme » ; 3° l’écho des doctrines de Leroux, à commencer par « l’immortalité de l’homme dans l’Humanité » (ce qui correspond aux réincarnations successives sur terre, de chaque homme particulier), en continuant par les théories démocratiques sur la provenance populaire de la plupart des plus grands artistes, sur l’art populaire et inconscient[1], sur la nécessité d’abolir tous les préjugés de

  1. Le commencement du chapitre lv mérite surtout notre attention sous ce rapport. À propos des cantiques et chants bohêmes populaires exécutés devant Consuelo par Albert, George Sand s’y étend sur les inépuisables trésors de beauté et de poésie, renfermés dans la musique populaire, dans les airs nationaux et dans les improvisations inconscientes des chanteurs et musiciens champêtres. Le biographe de Chopin, M. Ferdinand Hœsick, raconte que tout jeune encore, élève du lycée de Varsovie, Chopin ne pouvait passer devant une auberge ou une chaumière, s’il y entendait jouer ou chanter quelque mélodie populaire ; il s’arrêtait sous la fenêtre et écoutait, émerveillé, et le biographe a bien raison de voir dans cet amour de l’enfant de génie pour les chants nationaux la source du caractère profondément et véritablement national de la musique du grand maître. Mme Sand, elle, dit qu’Albert « s’était tellement nourri l’esprit de ces compositions barbares au premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles pour un goût sérieux et éclairé, qu’il se les était assimilées au point de pouvoir improviser longtemps sur l’idée de ces motifs, y mêler ses propres idées, reprendre et développer le sentiment primitif de la composition, et s’abandonner à son inspiration personnelle sans que le caractère original, austère et impressionnant de ces chants antiques fût altéré par son interprétation ingénieuse et savante… ». Il est trop clair que c’est « Chopin » qu’il faut lire au lieu d’ « Albert », et « la Pologne », les « Chants polonais », au lieu de « la Bohême » et de ses « Cantiques » dans tout ce morceau, ainsi que dans les pages qui suivent. Mme Sand y émet encore cette pensée très remarquable, que comme toute musique nous dit plus qu’aucune parole humaine et aucun autre art ne sont capables de nous révéler, ainsi la musique nationale nous dévoile le vrai fond de l’âme et de la pensée d’un peuple ; elle nous dépeint son esprit et son caractère historique, elle nous rend son essence même. Il est évident que George