Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/350

Cette page n’a pas encore été corrigée

que vous soyez un homme ! Je me figure toujours que vous êtes Jean-Jacques Rousseau, revenu sur la terre, et je vous aime encore mieux que je ne l’aurais aimé, parce qu’il a commis une faute horrible, lui, il a abandonné ses enfants !

Que fait votre cher Maurice ? Je ne veux pas qu’il s’afflige, je veux qu’il travaille, qu’il devienne un grand artiste, et qu’il me prenne à son service un jour pour broyer ses couleurs et faire ses messages. La république sera peut-être un jour la régénératrice des arts, que la monarchie abrutissait, avilissait comme tout ce qui approchait d’elle… Rouget de Lisle a donné à son époque une œuvre immortelle ; la nôtre attend la sienne ; un tableau vaut un poème : les peintres nous doivent leur Marseillaise.

Quand je dis que je voudrais être le serviteur de Maurice, je le dis de bon cœur et comme je le pense. Il n’y aura point de condition humiliante dans l’avenir ; quiconque sera utile à son frère en sera respecté et aura droit à sa reconnaissance. Vous allez dire que nous sommes encore loin de ce temps-là. Mais je puis vous répondre avec l’Évangile : En vérité, je vous le dis, ce règne est déjà parmi nous. En effet, ne me traitez-vous pas d’égal à l’égal ? C’est moi qui mange votre pain et c’est vous qui me rendez grâce. Voyez bien qu’il n’y a ici que des frères, et que le premier d’entre nous est notre serviteur. C’est pour cela que je voudrais que vous lussiez un homme et je voudrais vivre auprès de vous, parce que je vous embrasserais toute la journée, dans la maison, sur les chemins, à chaque bonne parole que vous me diriez ; le matin en vous éveillant, le soir en vous disant adieu. J’ai des amis, mais ils ne sont pas comme vous, parce que personne ne peut vous ressembler. Le papa Magu vient me voir de temps en temps, il prétend que je dois être fier d’être en prison et qu’un jour je serai récompensé. Il voit toujours les choses avec sa lunette et sous le plus beau côté, l’heureux homme ! Sa femme tombe dans l’exagération contraire : voyez le beau ménage. Heureusement que c’est comme cela entre eux depuis bientôt cinquante ans.

Ma petite Félicie vous embrasse et vous aime comme sa seconde mère. Elle n’a pas osé vous répondre parce qu’elle croit n’avoir pas assez d’esprit. C’est un petit défaut qu’il faut lui pardonner, il n’est pas commun à tout le monde. Si je suis plus hardi qu’elle, c’est parce que je vous connais mieux. Je sais que pour vous bien parler, quand on est honnête, on n’a besoin que d’ouvrir son cœur.

Je n’ai rien de nouveau à vous apprendre touchant ma situation. Les gens de mon pays ont toujours pour moi les mêmes procédés aimables et la même touchante aménité ; il y en a qui ont été dire à mon patron que mon seul regret était de ne pas l’avoir fusillé avant de partir de Paris. Je crois déjà vous avoir parlé de cet homme avec