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ayez, je vous en supplie, ayez toujours pitié de moi ; car cette mer de ma vie passée était bien cruelle.

J’écrivais cela, attendant la troisième lettre, ma manne céleste. Le facteur vient de m’apporter mes journaux, et je n’ai pas de lettre. Oh ! ne craignez pas que je me plaigne. Que de bénédictions je vous dois pour les deux premières ! Ô bonne, bonne, bonne ! Que vous êtes bonne, et que votre amitié est bienfaisante ! Il n’y a pas un mot qui ne m’ait pénétré au fond de l’âme, pas une phrase que je n’aie repassée cent fois dans ma mémoire et méditée le jour et la nuit. Que je vous remercie de votre confiance ! Oh ! non, il ne faut pas que les chiens vous suivent à la piste de votre sang. Vos douleurs sont sacrées. Il faut vivre et triompher. Reine, Reine, Reine !

Quant à moi, misérable, il n’y a que l’adieu de vos lettres que je déteste, quoique je l’embrasse et en sois ravi ; car je l’aime mieux que rien, et ainsi je l’adore. À vous de cœur et d’esprit, dites-vous ; j’aurais mieux aimé à vous de la façon la plus vague. Ces faces, je vous l’ai dit, sont fausses, ces faces : sentiment, intelligence, acte. Il n’y a de réel que l’être, et l’être a ces trois aspects, et toujours il les a, dans l’amitié comme dans l’amour. Seulement, ces trois aspects de l’être sont autres dans l’amitié et dans l’amour. Que veut donc dire votre adieu ? Hélas ! je le sais. Il aurait mieux valu pour moi l’indéfini à vous, à vous peut-être, à vous faiblement, à vous dans cette vie ou dans l’autre… Moi, je vous dis de toute la force de mon âme : À vous.

Ce petit incident n’obscurcit aucunement l’amitié naissante, et peu à peu Leroux devint le confident de George Sand dans toutes les questions graves ou embrouillées de sa vie[1], un intime de sa maison et de celles de ses amies d’alors, Mmes Marliani et d’Agoult, l’ami de Maurice et de Chopin[2], le collaborateur et le compagnon de travail de George Sand, pendant de longues années et de toutes ses entreprises littéraires. De plus, comme nous l’avons déjà dit dans le volume précédent, lorsque George Sand s’aperçut de l’indigence matérielle dans laquelle la famille de Leroux se trouva vers 1838, elle eut même l’idée de se charger de ses enfants et de les adopter[3].

  1. V. t. II, p. 442-445 de notre travail.
  2. Leroux, dans ses lettres, l’appelle constamment « notre ami Chopin » et lui envoie ses saluts et même ses baisers. Dans une lettre, il dit : « J’embrasse Chopin… », dans une autre : « Je serre la main de Chopin avec toute l’ardeur de ma vieille amitié pour lui… »
  3. Cf. notre tome II, p. 440. et la Corresp. de George Sand, t. II, p. 94.