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Madame,

On vient de me prêter le numéro de la Revue des Deux Mondes, qui contient l’article intitulé « De la littérature des ouvriers » ; si cet article eût paru il y a quatre ans, et qu’on me l’ait mis sous les yeux, il m’aurait découragé, et je me serais bien gardé de publier mon volume ; qu’en serait-il résulté ? tout le contraire de ce que dit M. Lerminier, car alors la misère m’accablait, j’avais des dettes, deux enfants encore incapables de gagner leur vie, mes yeux foudroyés par l’ophtalmie ne me permettaient déjà plus de travailler comme autrefois, je ne sais où le chagrin et le désespoir auraient pu me conduire, quand on me conseilla de rassembler mes poésies, et d’en publier un volume ; je lançai le prospectus, et bientôt plus de six cents souscripteurs m’adressèrent des demandes d’un ou plusieurs exemplaires ; beaucoup voulurent le payer cinq francs au lieu de quatre, plusieurs me le payèrent dix, quinze et jusqu’à vingt francs. Mes deux mille exemplaires s’écoulèrent en moins d’un an ; alors je pus payer mes dettes, donner un état à ma fille, à mon plus jeune fils, et la joie rentra dans mon cœur. Une seconde édition de ce volume s’écoula en partie ; des deux mille, il me reste environ six cents. Mon second volume se vend bien aussi, mais si un éditeur intelligent se chargeait de répandre mon ouvrage en en envoyant dans les départements, chez ses libraires correspondants et même à Paris, car aucun libraire n’en a, si ce n’est, Dilloye, qui garde le peu qu’il en a chez lui, mon reste des deux volumes serait bientôt placé. Pour en revenir à ce que dit M. Lerminier, qui dit que la poésie ne rapporte rien, le bonhomme se trompe ou nous abuse ; Durand de Fontainebleau est beaucoup plus à son aise depuis qu’il a publié des poésies, l’ouvrage (en menuiserie) lui abonde, il peut occuper maintenant plusieurs ouvriers, il sera bientôt bibliothécaire. Lebreton, à Rouen, l’est déjà ; il a quatre cents francs de rente sur les fonds littéraires, moi deux cents.

Moi j’ai acheté une petite maison qui n’est pas encore entièrement payée, mais que je pourrais payer si je vendais le reste de mes exemplaires. Aussi je ne renonce pas plus à la poésie qu’à ma navette, et, quoi qu’en dise M. Lerminier, je ne me suiciderai pas, ni mes camarades non plus ; je ne suis pas fâché à lui donner ce démenti.

« C’est l’ambition qui nous pousse à écrire », dit-il encore. Mensonge en ce qui me regarde, et mes amis déjà cités ; nous n’avons écrit que parce que nous le pouvions et non à cause que nous le voulions ; je ne montrais mes poésies à personne, si ce n’est quelques pièces adressées à des amis qui les ont, à mon insu, envoyées au journal de Meaux, ce qui mit le collège en émoi. On dépêcha des professeurs pour s’enquérir de la vérité, si j’étais un véritable tisserand, et tout alla tout