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tine aussi, qu’il poussait jusqu’à un égoïsme ingénu, son ignorance de la vie pratique à côté d’aspirations grandioses de réformer le monde. Hâtons nous de dire que Leroux ne joua jamais dans la vie personnelle de George Sand le rôle de Michel. Mais il ne put se défendre d’encourir le sort de tous ceux qui approchaient cette femme supérieure, il succomba si bien à son charme qu’une explication décisive eut lieu entre eux. George Sand conseilla à Leroux de ne pas oublier son rôle d’ami. Celui-ci s’y soumit sagement : il s’empressa même d’exalter sa grande amie en des termes les plus mystiquement ampoulés, alors qu’il reçut d’elle une bonne leçon, une semonce des mieux conditionnées. Voici la réponse inédite de Leroux :

J’ai reçu deux lettres et j’attends la troisième. C’est vous qui êtes l’oracle. Vous n’êtes pas seulement mon étoile polaire. De nous deux, vous êtes l’oracle. Moi, je ne fais que consulter Dieu, c’est vous qui répondez.

Votre inspiration a été ce qu’elle devait être. Je le reconnais aujourd’hui, après avoir bien lutté le jour et la nuit, pour comprendre. Je m’égarais dès le début, et je vous égarais : vous ne vous êtes pas laissé égarer, et vous ne m’avez pas laissé m’égarer.

L’amour n’est bon, vrai, saint, qu’autant qu’il donne et laisse à chacun l’unité de son être. Si vous m’eussiez écouté, l’être en nous restait divisé, morcelé. De vous, cela est évident, et de moi aussi. Car j’ai réfléchi depuis sur ma vie, et je comprends maintenant votre vie par la mienne, et ma vie par la vôtre.

Vous m’avez fait faire en moi-même une confession qui m’a donné une grande lumière et m’explique bien des choses. Je ne suis pas un saint, comme vous dites. Mais j’ai foi que je reviendrai par vous à la sainteté, et que je reprendrai l’unité de mon être. Soyez-en sûre, vous me sauverez, parce que nous nous sauverons.

Je ne puis pas vous dire ce que j’ai senti et pensé et souffert depuis ces trois ou quatre jours. Mais je veux vous dire encore que non seulement vous êtes pour moi la vie, mais que vos oracles sont pour moi des oracles ; car mon cœur y consent.

C’est un supplice que de vivre loin de vous, mais je me répète ces vers du Dante, quand il quitte l’enfer pour le purgatoire :

        Per correr miglior acqua alza le vele
        Omai la navicella del mio ingegno,
        Che lascia dietro a se mar si crudele ;