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La grande romancière fit la connaissance du philosophe socialiste en 1835, sur le conseil de Sainte-Beuve qui lui désigna Pierre Leroux et Jean Reynaud comme les deux hommes les plus aptes à l’éclairer dans sa fiévreuse recherche de la vérité[1].

De son propre aveu, George Sand et ses amis, mais surtout Planet, ne pouvaient se rencontrer lors du fameux procès d’avril, sans se mettre immédiatement à « résoudre le problème social ». Une fois que ce même Planet pressait plus que jamais son amie de l’aider à « résoudre » ce problème, elle se souvint du conseil de Sainte-Beuve et écrivit à Leroux, le priant de venir dîner avec elle et de lui exposer « en deux-trois heures de conversation le catéchisme républicain » à l’usage d’un prétendu meunier ou paysan de ses amis. Leroux ne fut point dupe de cette petite ruse, mais il accepta l’invitation. Mais il fut lui-même si gêné et si confus durant cette première entrevue, qu’il ne put s’emparer de « l’impression » de ses auditeurs attentifs[2]. Du reste George Sand ne se soumit pas d’emblée à l’influence de ses idées. Quelques années plus tard elle en parla en ces termes à son ami Charles Duvernet[3] :

J’ai la certitude qu’un jour on lira Leroux comme on lit le Contrat social. C’est le mot de Lamartine. Ainsi, si cela t’ennuie aujourd’hui, sois sûr que les plus grandes œuvres de l’esprit humain en ont bien ennuyé d’autres qui n’étaient pas disposés à recevoir ces vérités dans le moment où elles ont retenti. Quelques années plus tard, les uns rougissaient de n’avoir pas compris et goûté la chose les premiers. D’autres, plus sincères, disaient : « Ma foi, je n’y comprenais goutte d’abord, et puis j’ai été saisi, entraîné et pénétré. » Moi, je pourrais dire cela de Leroux précisément. Au temps de mon scepticisme, quand j’écrivais Lélia, la tête perdue de douleurs et de doutes sur toute chose, j’adorais la bonté, la simplicité, la science, la profondeur de Leroux, mais je n’étais pas convaincue. Je le regardais comme un homme dupe de sa vertu. J’en ai bien rappelé ; car si j’ai une goutte de vertu dans les veines, c’est à lui que je la dois, depuis cinq ans que je l’étudie, lui et ses œuvres…

  1. Histoire de ma vie, t. IV, p. 363-366.
  2. Dans une de ses lettres inédites à George Sand, que nous donnons plus tard, il le raconte lui-même.
  3. Correspondance, t. II, p. 197.