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disait le dernier des lieux communs avec une distinction parfaite et le plus absurde des paradoxes avec un calme stupéfiant. Et puis elle avait un procédé infaillible pour s’emparer de l’admiration et des hommages : elle était d’une flagornerie impudente avec tous ceux qu’elle voulait s’attacher, d’une causticité impitoyable pour tous ceux qu’elle voulait leur sacrifier. Froide et moqueuse, elle jouait l’enthousiasme et la sympathie avec assez d’art pour captiver de bons esprits accessibles à un peu de vanité. Elle se piquait de savoir, d’érudition et d’excentricité. Elle avait lu un peu de tout, même de la politique et de la philosophie ; et vraiment c’était curieux de l’entendre répéter, comme venant d’elle, à des ignorants, ce qu’elle avait appris le matin dans un livre, ou entendu la veille à quelque homme grave. Enfin, elle avait ce qu’on peut appeler une intelligence artificielle.

La vicomtesse de Chailly était issue d’une famille de financiers[1], qui avait acheté ses titres sous la Régence, mais elle voulait passer pour bien née, et portait des couronnes et des écussons jusque sur le manche de ses éventails. Elle était d’une morgue insupportable avec les jeunes femmes et ne pardonnait pas à ses amis de faire des mariages d’argent. Du reste, elle accueillait assez bien les jeunes gens de lettres et les artistes. Elle tranchait avec eux de la patricienne tout à son aise, affectant, devant eux seulement, de ne faire cas que du mérite. Enfin, elle avait une noblesse artificielle comme tout le reste, comme ses dents, comme son sein et comme son cœur…

L’auteur d’Horace qui munit sa vicomtesse de ce signalement peu flatteur n’oublia point d’y ajouter certains « signes spéciaux » qui font définitivement reconnaître dans ce portrait, fait par une main féminine hostile, la copie un peu dénaturée d’un original jadis très cher au cœur amical du Voyageur. Pour les bien apprécier il faut lire d’abord dans ce même Journal de Piffoël, où nous avions trouvé la page si poétique consacrée en 1837 à la blonde et éthérée « princesse »[2] les pages datées des 7 et 19 janvier 1841 (le moment où s’écrivait Horace) tracées par une plume assez irrévérencieuse et fort envenimée, et consacrées cette fois à trois « amies », dont les noms sont soigneusement coupés aux ciseaux, pas assez soigneuse-

  1. Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, était, comme nous l’avons dit, issue par sa mère de la famille des Bethmann, banquiers de Francfort.
  2. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 360, 362.