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des êtres impossibles, qu’il n’existait pas d’artisans aussi éveillés et que ces inventions et les descriptions des us et coutumes des compagnonnages gâtaient ce roman. Fort peu de critiques et de biographes de Mme Sand remarquèrent en passant « que George Sand avait profité plus ou moins du livre de Perdiguier[1] », ou « qu’il paraît que les récits de Perdiguier servirent de point de départ à la création de ce roman… ». Mais les critiques et les biographes qui le remarquaient s’empressaient immédiatement de se reprendre à propos de ce même Pierre Huguenin et disaient qu’il était par trop idéalisé et qu’il n’existait pas au monde de menuisier pareil. Il est très curieux que Mme Sand elle-même ne se rendait pas bien compte des éléments qui lui avaient servi. Cinq ans après avoir écrit ce roman, déjà liée d’amitié avec un autre travailleur poète, Charles Poncy, elle crut trouver en lui la personnification vivante de Pierre. Elle lui écrivit dans une lettre inédite datée du 24 novembre 1845 :

… Quand j’ai tracé le caractère de Pierre Huguenin, je savais bien aussi que Pierre Huguenin ne s’était pas manifesté encore. Mais j’étais sûre qu’il était né, qu’il, existait quelque part ; et quand on me disait qu’il fallait l’attendre encore deux ou trois cents ans, je ne m’inquiétais nullement. Je savais que c’était l’affaire de quelques années seulement, et qu’un prolétaire ne tarderait pas à être un homme complet, en dépit de tout ce que les lois, les préjugés et les coutumes apporteraient d’obstacles à son développement. Maintenant je ne dis pas que vous soyez un personnage de roman, nommé Pierre Huguenin. Vous êtes beaucoup plus que cela, et je ne cherche pas à vous embellir en vous appliquant la forme d’une de mes fictions. Je n’y songe pas. Vous savez que je ne me souviens plus de la forme et du détail de mes compositions. Mais ce que je me rappelle, c’est la conviction qui les a fait naître, c’est que j’ai regardé comme certaine la possibilité d’un prolétaire égal par l’intelligence aux hommes des classes privilégiées apportant au milieu d’eux les antiques vertus et la force virtuelle de sa race. Jusqu’ici j’avais vu des éclairs traverser l’horizon et s’obs-

  1. Chose d’autant plus facile à remarquer que George Sand le dit elle-même dans la Préface du Compagnon, écrite en 1852 pour l’édition des Œuvres complètes, qui parut entre 1852 et 1856, avec des dessins de Tony Johannot et de Maurice Sand.