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mais quand même il s’est mis d’emblée à développer avec ardeur ses doctrines d’art, à propos d’Ingres et de sa Stratonice ; il attaquait la théorie d’Ingres qui divisait dans ses tableaux le dessin de la couleur et croyait que l’important dans l’art c’était la ligne : qu’on pouvait faire des chefs-d’œuvre avec la teinte plate. Puis, emporté par le feu de la discussion, oubliant son mal, Delacroix se décida à accompagner Mme Sand et à dîner chez elle. Et toute la scène de cette discussion artistique, tantôt interrompue par les conseils de George Sand à Delacroix de se taire et de ne pas fatiguer son larynx, et tantôt par ses propres résolutions de garder le silence, — ce qui ne l’empêchait pas de crier ses démonstrations à tue-tête, même à travers la porte de sa chambre, lorsqu’il y disparut pour s’habiller, — tout cela est brillant de verve et rendu sur le vif. Enfin Delacroix est prêt, et il s’en va avec Mme Sand dîner rue Pigalle, tout en continuant ses vociférations contre Ingres, malgré le froid et les beaux projets de se taire en route. Chopin les rejoint à la porte du pavillon.

… Et les voilà qui montent l’escalier en discutant sur la Stratonice. Chopin ne l’aime pas, parce que les personnages sont maniérés et sans émotion vraie ; mais le fini de la peinture lui plaît, et quant à la couleur, il dit par politesse qu’il n’y entend rien du tout, et il ne croit pas dire la vérité !

Chopin et Delacroix s’aiment, on peut dire, tendrement. Ils ont de grands rapports de caractère et les mêmes grandes qualités de cœur et d’esprit. Mais, en fait d’art, Delacroix comprend Chopin et l’adore, Chopin ne comprend pas Delacroix. Il estime, chérit et respecte l’homme ; il déteste le peintre. Delacroix, plus varié dans ses facultés, apprécie la musique, il la sait et il la comprend ; il a le goût sûr et exquis. Il ne se lasse pas d’écouter Chopin ; il le savoure, il le sait par cœur. Cette adoration, Chopin l’accepte et il en est touché ; mais quand il regarde un tableau de son ami, il souffre et ne peut trouver un mot à lui dire. Il est musicien, rien que musicien. Sa pensée ne peut se traduire qu’en musique. Il a infiniment d’esprit, de finesse et de malice, mais il ne peut rien comprendre à la peinture et à la statuaire. Michel-Ange lui fait peur. Rubens l’horripile. Tout ce qui lui paraît excentrique le scandalise. Il s’enferme dans tout ce qu’il y a de plus étroit dans le convenu. Étrange anomalie ! Son génie est le plus original et le plus individuel qui existe. Mais il ne veut pas qu’on le