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les traditions de l’humanité ne pouvait se perdre avec la religion. Il lui a survécu, mais au lieu de s’opérer de Dieu à l’homme dans l’ordre métaphysique, il s’est passé d’homme à homme par l’opération des fluides nerveux, explication beaucoup plus merveilleuse et moins acceptable en philosophie que toutes celles du passé.

L’extase est contagieuse, cela s’est bien prouvé par l’histoire dans l’ordre psychologique et par l’observation dans l’ordre physiologique. Depuis la sublime descente du Paraclet sur les apôtres jusqu’aux phénomènes d’épilepsie du tombeau de saint Médard, depuis les fakirs de l’Orient jusqu’aux passionnistes du siècle dernier, depuis le divin Jésus et le poétique Apollonius de Tyane, jusqu’aux plus misérables sujets des expériences du somnambulisme, depuis les Pythonisses de l’antiquité jusqu’aux religieuses de Lourdes, depuis Moïse jusqu’à Swedenborg, on peut suivre les différentes faces de l’extase et voir comme elle se communique spontanément, même à des individus qui n’y semblaient pas prédisposés. Mais ici se présente une difficulté. D’où vient que cet état de ravissement qui s’est manifesté chez les esprits les plus sublimes et qui fait partie intégrante de l’organisation de tous les grands hommes, philosophes et poètes, se manifeste d’une autre manière, il est vrai, mais avec autant d’intensité chez les hommes les plus ineptes et sous l’influence du plus grossier matérialisme ? L’extase est donc une maladie ? À coup sûr, chez le vulgaire, ce n’est pas autre chose. Mais, de même que la fièvre ou l’ivresse produisent chez des natures viles l’abrutissement ou la fureur et chez les esprits supérieurs l’enthousiasme religieux, l’inspiration poétique, de même l’extase développe dans chaque individu les qualités qui lui sont propres et produit les miracles de la grâce, les prodiges de la superstition ou les phénomènes de l’animalité surexcitée, suivant les êtres qui en subissent les atteintes. Dans tous les cas, c’est une faculté à la fois intellectuelle et divine, susceptible de produire les plus nobles effets, dès qu’une grande cause métaphysique et morale les provoque.

Mickiewicz est le seul grand extatique que je connaisse. J’en ai vu beaucoup de petits, et quant à lui, je ne voudrais pas dire tout haut qu’il est atteint, selon moi, de ce haut mal intellectuel qui le met en parenté avec tant d’illustres ascétiques, avec Socrate, avec Jésus, avec saint Jean, Dante et Jeanne d’Arc. On ne comprendrait pas l’idée que j’y attache et on en prendrait une très fausse. Ses amis seraient révoltés. Cependant qui ne se fait pas une juste idée de l’extase, certains passages des Dziady doivent faire regarder Mickiewicz comme fou, et à qui l’entendra professer avec logique et clarté, au Collège de France, la lecture de ces passages des Dziady le fera passer pour charlatan. Il n’est ni l’un ni l’autre. Il est un fort grand homme,