Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/203

Cette page n’a pas encore été corrigée

Mickiewicz répondit à George Sand par la lettre inédite suivante que nous copions sur l’autographe qui est devant nous :

L’idée de vous avoir fait lire ce drame ne cesse de m’être pénible. Je ne vous dirai pas d’où vient cette peine, car il me faudrait parler longuement de mon ouvrage et de mes sentiments pour vous. Or, en parlant de tout cela, je pourrais bien tomber du mélodrame dans les mélocompliments. D’ailleurs, votre aimable et trop aimable lettre m’a ôté le courage de lutter avec vous de politesse poétique. Je me bornerai à vous remercier prosaïquement, mais très cordialement pour votre bonne action. Le peu de remarques que vous me communiquez me paraissent justes, je les pressentais, je crois même avoir lu vos longues réticences. L’inspection générale de vos notes m’a fait l’effet d’une revue des gardes nationaux parmi lesquels on remarque beaucoup d’absents. Quant aux certains délits du style que vous m’accusez d’avoir commis à l’instigation des auteurs français, j’en dois, malheureusement, accepter seul la responsabilité entière. Je ne connais aucun théâtre de Paris, excepté celui de l’Opéra ; je n’ai lu des pièces nouvelles qu’après avoir composé la mienne, mais comme dans la chaleur de la composition je me promenais souvent sur les boulevards, en invoquant le Génie du lieu, il paraît que l’auguste divinité m’a favorisé de ses inspirations. Je sais que vous n’êtes pas faite pour apprécier ce genre des (sic) beautés. Quoi qu’il en soit, mon ouvrage, ou, pour mieux dire, mon manuscrit, m’est devenu maintenant précieux, grâce à vos quelques notes. Tout le monde dit qu’il faut mettre ces notes sous les yeux du directeur de la Porte-Saint-Martin. Il faut qu’il voie, qu’il touche au doigt, sur ma figure d’auteur, ces marques autographes, qu’un classique appellerait en style d’Ovide les empreintes honorifiques des ongles adorables ! Vous ne m’avez pas autorisé à commettre de telles indiscrétions, mais j’espère que vous ne m’en voudrez pas. Les faveurs de la sublime Porte-Saint-Martin sont à ce prix. Ma femme me charge de vous dire mille choses[1]. Ou plutôt une seule chose, laquelle est : qu’elle n’oubliera jamais votre bonté pour nous. Grzymala se rappelle à votre souvenir ; il a lu vingt fois votre lettre, il en a commenté toutes les phrases, toujours dans le sens le plus favorable à l’auteur du drame. Il est fier de cette lettre, il en est heureux presque autant que moi[2]. Vous voyez que vous avez fait chez nous plus d’un heureux.

  1. Adam Mickiewicz était marié avec Mlle Céline Szimanowska, la fille de la célèbre pianiste Mme Marie Szimanowska.
  2. Le comte Albert (ou plutôt Woyciech) Grzymala, ami de Chopin et de Mickiewicz, naquit à Dunajowcy, en Podolie, embrassa d’abord la carrière