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— J’avais dernièrement été à la Chambre des députés, continuai-je. Je vis la lutte de ces passions bruyantes. Demain, une centaine de journaux donneront le compte rendu d’une scène plus digne d’une salle de récréation scolaire que de l’asile des droits nationaux. Des colonnes entières des journaux seront remplies de dissertations à ce propos. Comment un peuple d’esprit peut-il espérer qu’il sera dorénavant considéré pour une nation d’esprit, si on continue à lui présenter tous les jours cette pâture fade : Thiers ou Guizot ? Guizot ou Thiers ? Est-ce que ce sont des discussions dignes de notre époque ? Vraiment les volumes de colonnes qu’on dépense à cela seraient mieux employées si la France s’intéressait aux acquisitions morales et intellectuelles des autres peuples et si elle avait ainsi appris quelque chose sur la nation voisine qui aurait pu lui enseigner plus que les désolantes tracasseries des partis qui sont à l’ordre du jour en France.

C’est à ce moment que les yeux de George Sand étincelèrent pour la première fois. C’est alors que j’en vis tout l’éclat. C’était la sphère où se développaient ses nouvelles tendances. Elle dit :

— C’est bien vrai, bien vrai !…

Je touchai le point de contact plus intime entre elle et moi, le point magnétique de la similitude des pensées et de l’entente. Pourquoi ne profitai-je pas de cette minute d’impression plus cordiale ? Pourquoi est-ce qu’une sensation pénible et vague entrava le développement plus libre de la causerie ?

Lorsque je quittai George Sand et descendis dans les ténèbres, tout cela me sembla un rêve. Cette petite chambrette, faiblement éclairée, la fille muette, ces deux hommes, fantômes adossés au mur, ce silence, ces pauses, cette causerie par aphorismes, il me semble que le hasard avait voulu créer quelque chose de pur hasard aussi ; que l’intention avait voulu donner quelque chose de parfaitement intentionné, la réticence, quelque chose d’absolument retenu, — et pourtant le tout fut un poème ! Je reçus plus que cette sublime et divine femme ne voulut donner. Elle ne voulait rien donner. Elle ne voulait accomplir que le devoir de la politesse et me rendre impossible d’abuser de son amabilité. Elle voulait paraître froide, méfiante et même fâchée. Elle me trahit sa peur de la trahison. Elle craignait que je ne fusse désenchanté et elle voulut me désabuser elle-même. Avec une spontanéité jouée elle me suggéra ce que j’aurais pu oublier moi-même. Elle retrancha toute possibilité de la soumettre à un examen en enlevant à l’étranger toutes les données pour un pareil examen. Ce ton froid et âpre de sa voix n’était pas la voix naturelle de son cœur. Ce sourire paisible et mystérieux qui eût semblé trahir l’insensibilité à tout le monde, ces brèves questions, ces réponses plus brèves encore, ce visage détourné — tout cela me remplit d’une pitié profonde pour