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produire pour vivre avec quelque aisance. Le malheur est que je ne peux guère avancer ma besogne, je n’ai plus la facilité que j’avais autrefois, tant de contrariétés de tout genre, et d’affaires manquées, de tracas, de dilapidations inévitables m’ont mis dans la tête un fond de découragement que j’ai bien de la peine à soulever, quand il faut prendre la plume, non pour donner cours à une inspiration poétique, comme les bonnes gens se l’imaginent, mais pour gagner le pain de la semaine, payer le tailleur de Maurice, les maîtres de Solange, le pot-au-feu, les nippes… Tout cela est de la vile prose, et pour en sortir littérairement, pour monter à ce beau Parnasse dont nous parle Boileau, il faudrait d’autres ailes que le cri de tous les vulgaires besoins de la vie. Je ne sais si tu comprends ma souffrance, mais elle est plus grande qu’on ne pense, et j’y succomberai avant peu d’années, si cela continue. Que j’aille à Nohant m’établir pour toute l’année, qu’y gagnerai-je ? Avec le train de maison qu’on y fait, je ne dépense pas moins de mille francs par mois. C’est comme à Paris, exactement. Ajoutez à cela l’habillement de trois personnes, car mes enfants sont des personnes tout à fait, les leçons (que je prenne des maîtres au cachet ici ou des précepteurs à l’année à la campagne) et tous les imprévus de la dépense courante, il me faut, soit à la campagne, soit à la ville, tirer de mon cerveau vingt mille francs par an. C’est bien dur. Il faut bien des pages, bien des mots pour cela, aucun art ne demanderait autant de liberté d’esprit et surtout d’indépendance d’idées et de temps. Mais à quoi bon ces plaintes ? il faut marcher. Je ne te dis pas cela pour t’attrister sur mon sort, mais pour que tu comprennes que ma vie n’est pas une partie de plaisir et que je n’ai pas envie de contrecarrer tes idées d’ordre et d’arrangement à mon égard. Aussitôt que je pourrai m’envoler de ce triste Paris, où j’ai le spleen, j’irai me reposer chez nous. Mais il faut que j’y porte quelques mille francs, car les revenus ne m’y soutiendront guère, à ce que je vois. Il faut donc que je les gagne et je ne vis ici qu’au jour le jour depuis un an, sans pouvoir regarder en face plus de cinq minutes un pauvre billet de cinq cents francs… Chopin t’embrasse. Il est toujours bon comme un ange. Sans son amitié parfaite et délicate, je perdrais souvent courage…

George Sand revient souvent dans ses lettres à Chatiron à cette amitié de Chopin, qui la réconfortait et lui réchauffait l’existence. Par exemple, déjà le 2 février 1840 elle écrit à son frère :

Chopin toussaille… son petit train. C’est toujours le plus gentil, le plus modeste et le plus caché des hommes de génie…[1].

  1. Inédite.