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talent dramatique, mais bien à cette même animosité pour les idées générales de l’auteur, que rencontraient tous ses romans ; elle expliquait donc son fiasco par les mêmes causes que Heine. Seulement, à rencontre de Heine, elle décrit la contenance du public au théâtre comme plus bruyante et moins retenue.


Paris, 1er mai 1840[1].
Cher Carabiacai[2],

J’ai été huée et sifflée comme je m’y attendais. Chaque mot approuvé et aimé de toi et de mes amis a soulevé des éclats de rire et des tempêtes d’indignation. On criait sur tous les bancs que la pièce était immorale ; il n’est pas sûr que le gouvernement ne la défende pas. Les acteurs, déconcertés par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient tout de travers. Enfin la pièce a été tout jusqu’au bout très attaquée et très défendue, très applaudie et très sifflée. Je suis contente du résultat et je ne changerai pas un mot aux représentations suivantes. J’étais là, fort tranquille et même fort gaie, car on a beau dire et beau croire que l’auteur doit être accablé, tremblant et agité : je n’ai rien éprouvé de tout cela, et l’incident me paraît burlesque. S’il y a un côté triste, c’est de voir la grossièreté et la profonde corruption du goût. Je n’ai jamais pensé que ma pièce fût belle ; mais je croirai toujours qu’elle est foncièrement honnête et que le sentiment en est pur et délicat. Je supporte philosophiquement la contradiction ; ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais dans quel temps nous vivons et à quels gens nous avons affaire. Laissons-les crier ! nous n’aurions plus rien à faire, s’ils n’étaient ce qu’ils sont. Console-toi de mon accident. Je l’avais prévu, tu le sais, et j’étais aussi calme et aussi résolue la veille que je le suis le lendemain. Si la pièce n’est pas défendue, je crois qu’elle ira son train et qu’on finira par l’écouter. Sinon, j’aurai fait ce que je devais et je recommencerai à dire ce que je veux dire toute ma vie, n’importe sous quelle forme[3]. Reviens-

  1. Correspondance, t. II, p. 152.
  2. C’était le sobriquet du graveur Luigi Calamatta, qu’on surnommait encore dans la maison de George Sand le Calamajo (ce qui est plus adapté à un graveur).
  3. George Sand dit dans une lettre à Sainte-Beuve, datant de la même époque et dans laquelle elle se plaint assez amèrement des changements et des coupures que l’on fait subir à Cosima aux répétitions, qu’elle n’avait jamais pensé d’abord à ce que sa pièce fût jouée et qu’elle avait simplement revêtu ses idées de la forme dramatique, comme déjà précédemment elle avait écrit quelques « romans dialogues ». (Cette lettre est imprimée dans le très intéressant volume de M. Clément Janin, Dédicaces et lettres autographes. Dijon, 1884, Darantière.