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Édouard Grenier raconte, dans ses très curieux Souvenirs[1], que c’est à l’une de ces soirées chez Mme Marliani qu’il fit la connaissance de Mme Sand et de Chopin, et combien il fut frappé au premier abord en la voyant si peu loquace, si jeune encore malgré sa célébrité, moins belle qu’il ne l’avait crue, mais étrangement belle quand même.

Je la trouvais à la fois moins belle et plus jeune que je ne m’y attendais. N’était-elle pas déjà célèbre quand j’étais encore sur les bancs de l’école à Fontenay, et il me semblait en être sorti depuis si longtemps ! Le fait est qu’elle avait trente-six ans à peine. Courte et replète de taille, vêtue simplement d’une robe noire montante, la tête attirait toute l’attention, et dans la tête les yeux. Ils étaient magnifiques, peut-être un peu rapprochés, grands, à larges paupières et noirs, mais nullement brillants : on eût dit du marbre dépoli ou plutôt du velours ; ce qui donnait au regard quelque chose d’étrange, de terne et même de froid. Ce ton mat de la prunelle était-il naturel ou devait-on l’attribuer à son habitude d’écrire longtemps la nuit, à la lumière ? Je l’ignore, mais ce fut ce qui me frappa tout d’abord. Le front haut, encadré de cheveux noirs qui se divisaient en deux simples bandeaux, ces beaux yeux calmes surmontés de fins sourcils, donnaient à sa physionomie un grand caractère de force et de noblesse que le bas de la figure ne soutenait pas assez. En effet, le nez était un peu charnu, le dessin en était mou, sans belle ligne, vu de face surtout ; la bouche manquait de finesse aussi ; le menton petit, mais appuyé déjà sur un sous-menton trop apparent, ce qui donne de la lourdeur au bas du visage. Du reste, une extrême simplicité de paroles, d’attitude et de geste. Telle m’apparut Mme Sand ce soir-là…

Rien de plus simple que toute sa manière d’être. Nulle coquetterie, nulle prétention, nulle pose ; elle était le naturel et la modestie mêmes. En pensant à son amour du théâtre, à ses amitiés d’artistes et d’acteurs, on eût pu s’attendre chez elle à un peu d’attitude et de manières étudiées. Il n’y en avait pas trace. En outre, rien dans toute sa personne ne trahissait la fièvre et l’exaltation poétique de Lélia et des Lettres d’un voyageur. Tout se passait à l’intérieur, le feu couvait sous ce front si calme et ces beaux yeux froids si tranquilles, qui n’en laissaient rien paraître. Elle causait peu, sans éclat, sans esprit même, et elle le savait. D’ordinaire, elle était silencieuse et parfois au point de gêner ses hôtes ou ses visiteurs…

  1. Édouard Grenier, Souvenirs littéraires : George Sand. (Bévue bleue, 15 octobre 1892, t. I., p. 488-496.)