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les entraînements, les victoires ou les tortures de sa pensée. Je le comprenais donc comme il se comprenait lui-même, et un juge plus étranger à lui-même l’eût forcé à être plus intelligible pour tous…[1].

Un peu plus loin, George Sand ajoute encore :

Rien ne paraissait, rien n’a jamais paru de sa vie intérieure dont ses chefs-d’œuvre d’art étaient l’expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance…[2].

Mme Sand nous donne, de plus, des détails extrêmement précieux sur la manière de travailler de Chopin :

… Sa création était spontanée, miraculeuse. Il la trouvait sans la chercher, sans la prévoir. Elle venait sur son piano, soudaine, complète, sublime, ou elle se chantait dans sa tête pendant une promenade, et il avait hâte de se la faire entendre à lui-même en la jetant sur l’instrument. Mais alors commençait le labeur le plus navrant auquel j’aie jamais assisté. C’était une suite d’efforts, d’irrésolutions et d’impatience pour ressaisir certains détails du thème de son audition : ce qu’il avait conçu tout d’une pièce, il l’analysait trop en voulant l’écrire, et son regret de ne pas le retrouver net, selon lui, le jetait dans une sorte de désespoir. Il s’enfermait dans sa chambre des journées entières, pleurant, marchant, brisant ses plumes, répétant ou changeant cent fois une mesure, l’écrivant et l’effaçant autant de fois, et recommençant le lendemain avec une persévérance minutieuse et désespérée. Il passait six semaines sur une page pour en revenir à l’écrire telle qu’il l’avait tracée du premier jet…[3].

Comme ces lignes nous peignent merveilleusement le procès de création chez un « artiste exigeant envers lui-même[4] », qui, comme un joaillier, taille et polit sans relâche, minutieusement et avec la plus grande tension de toutes ses forces, les diamants trouvés quasi spontanément dans les trésors de son âme ! Combien cette facilité, cette spontanéité d’inspiration première et ces essais toujours renouvelés, ces tourments, ces indécisions, ces doutes et enfin cette sévère critique de son œuvre et cette méticuleuse persévérance à donner une forme finale et

  1. Histoire de ma vie, t. IV, p. 440.
  2. Ibid., p. 46 9.
  3. Ibid., p. 470-471.
  4. Mot de Pouchkine.