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dans les Impressions et Souvenirs les échos des paroles et des impressions de Chopin. Et voici maintenant le jugement de Mme Sand sur le génie musical de son ami, que nous avions déjà cité en partie :

Le génie de Chopin est le plus profond et le plus plein de sentiments et d’émotions qui ait existé. Il a fait parler à un seul instrument la langue de l’infini ; il a pu souvent résumer en dix lignes, qu’un enfant pourrait jouer, des poèmes d’une élévation immense, des drames d’une énergie sans égale. Il n’a jamais eu besoin de grands moyens matériels pour donner le mot de son génie. Il ne lui a fallu ni saxophones, ni ophicléides[1] pour remplir l’âme de terreur ; ni orgues d’église, ni voix humaine pour la remplir de foi et d’enthousiasme. Il faut de grands progrès dans le goût et l’intelligence de l’art pour que ses œuvres deviennent populaires. Un jour viendra où l’on orchestrera sa musique sans rien changer à sa partition de piano, et où tout le monde saura que ce génie aussi vaste, aussi complet, aussi savant que celui des plus grands maîtres qu’il s’était assimilés, a gardé une individualité encore plus exquise que celle de Sébastien Bach, encore plus puissante que celle de Beethoven, encore plus dramatique que celle de Weber. Il est tous les trois ensemble, et il est encore lui-même, c’est-à-dire plus délié dans le goût, plus austère dans le grand, plus déchirant dans la douleur. Mozart seul lui est supérieur, parce que Mozart a en plus le calme de la santé, par conséquent la plénitude de la vie.

Chopin sentait sa puissance et sa faiblesse. Sa faiblesse était dans l’excès même de cette puissance qu’il ne pouvait régler. Il ne pouvait pas faire, comme Mozart (au reste Mozart seul a pu le faire), un chef-d’œuvre avec une teinte plate. Sa musique était pleine de nuances et d’imprévu. Quelquefois, rarement, elle était bizarre, mystérieuse et tourmentée. Quoiqu’il eût horreur de ce que l’on ne comprend pas, des émotions excessives l’emportaient à son insu dans des régions connues à lui seul. J’étais peut-être pour lui un mauvais arbitre (car il me consultait comme Molière sa servante), parce qu’à force de le connaître, j’en étais venue à pouvoir m’identifier à toutes les fibres de son organisation. Pendant huit ans, en m’initiant chaque jour au secret de son inspiration ou de sa méditation, son piano me révélait

  1. Allusion à Berlioz. W. Stassow dit dans son Art au dix-neuvième siècle : « En 1837, Berlioz fit exécuter au dôme des Invalides son Requiem… il y employa des moyens orchestraux jamais encore vus ni entendus, pour peindre les tableaux de la vie transsépulcrale, du reste, nullement monstrueux eux-mêmes (16 trombones, 16 trompes, 5 ophicléides, 12 cors, 8 paires de timbales, etc.). »