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que c’est là aussi que fut esquissée la Sonate (op. 35, en Si bémol mineur), dont la marche funèbre avait été composée antérieure mont. Il est certes malaisé de se hasarder en de pareilles suppositions, et il est très difficile de dire ce qui parmi les œuvres ultérieures de Chopin germa à Majorque. Toutefois le presto final de la Sonate — cette sublime évocation du vent qui en ondes infinies s’élance par delà les tombes et des héros et des guerriers inconnus, péris sans éclat dans la bataille[1] — nous ; semble avoir dû naître justement à Valdemosa, lorsque, se sentant arraché à tout ce qui lui était cher, jeté par le sort si loin de sa patrie, attendant dans ce pays étranger, presque d’un moment à l’autre, sa mort prochaine, Chopin prêtait l’oreille aux lugubres mugissements du vent sifflant au-dessus des sépultures d’obscurs chartreux, et s’imaginait avec une tristesse morbide que ce même vent soufflerait avec indifférence au-dessus de sa tombe à lui !

Chopin disait plus tard que dans la dernière partie de sa Sonate « après la marche, la main gauche babille unisono avec la main droite ». Niecks et d’autres en tirèrent arbitrairement la conclusion que ce presto doit représenter « le babillage des parents ou d’indifférents revenant d’un enterrement ». Le finale de la Sonate n’évoque nullement cette impression-là, ce n’est pas le bavardage prosaïque des hommes qu’on y entend, c’est bien la voix désespérément indifférente des éléments dédaigneux de nos maux, de nos malheurs ! C’est bien là l’idée qui, à Majorque, dominait Chopin, d’autant plus qu’en raison de son état maladif les impressions lugubres, tristes et cruelles trouvaient plus facilement écho dans son cœur.

… Le cri de l’aigle plaintif et affamé sur les rochers de Majorque, le sifflement amer de la bise et la morne désolation des ifs couverts de neige l’attristaient bien plus longtemps et bien plus vivement que

  1. C’est ainsi que le concevait aussi Antoine Rubinstein. Nous l’avons entendu le commenter ainsi dans son langage pittoresque et imagé, pendant les inoubliables soirées où il jouait « en petit comité » dans la maison de nos parents. On peut trouver cette même explication du finale de la Sonate dans le petit livret des programmes de ses Concerts historiques.