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ensuite qu’en nous attendant il avait vu tout cela dans un rêve, et que, ne distinguant plus ce rêve de la réalité, il s’était calmé et comme assoupi en jouant du piano, persuadé qu’il était mort lui-même. Il se voyait noyé dans un lac ; des gouttes d’eau pesantes et glacées lui tombaient en mesure sur la poitrine, et quand je lui fis écouter le bruit de ces gouttes d’eau qui tombaient en effet en mesure sur le toit, il nia les avoir entendues. Il se fâcha même de ce que je traduisais par le mot d’harmonie imitative. Il protestait de toutes ses forces, et il avait raison, contre la puérilité de ces imitations pour l’oreille. Son génie était plein de mystérieuses harmonies de la nature, traduites par des équivalents sublimes dans sa pensée musicale et non par une répétition servile de sons extérieurs[1]. Sa composition de ce soir-là était bien pleine de gouttes de pluie qui résonnaient sur les tuiles sonores de la chartreuse, mais elles s’étaient traduites dans son imagination et dans son chant par des larmes tombant du ciel sur sen cœur…[2].

  1. En note à cette page, Mme Sand ajoute : « J’ai donné dans Consuelo une définition de cette distinction musicale qui l’a pleinement satisfait et qui, par conséquent, doit être claire… » Quoique nous dussions y revenir dans le chapitre iv, nous citerons, dès à présent, ces lignes de Consuelo : « On a dit, avec raison que le but de la musique, c’était l’émotion. Aucun art ne réveillera d’une manière aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l’homme ; aucun autre art ne peindra, aux yeux de l’âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation, et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances. Le regret, l’espoir, la terreur, le recueillement, la consternation, l’enthousiasme, la foi, le doute, la gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du nôtre. Elle crée même l’aspect des choses, et sans tomber dans les puérilités des effets de sonorité, ni dans l’étroite imitation des bruits réels, elle nous fait voir, à travers un voile vaporeux, qui les agrandit et les divinise, les objets extérieurs où elle transporte notre imagination. Certains cantiques feront apparaître devant nous les fantômes gigantesques des antiques cathédrales, en même temps qu’ils nous feront pénétrer dans la pensée des peuples qui les ont bâties, et qui s’y sont prosternés pour chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et naïvement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l’écouter comme il convient, il ne serait pas nécessaire de faire le tour du monde, de voir les différentes nations, d’entrer dans leurs monuments, de lire leurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs jardins ou leurs déserts. Un chant juif bien rendu nous fait pénétrer dans la synagogue ; toute l’Écosse est dans un véritable air écossais, comme toute l’Espagne est dans un véritable air espagnol. J’ai été souvent ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans l’Inde, et je connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais examinés durant des années. Il ne fallait qu’un instant pour m’y transporter Et m’y faire vivre de toute la vie qui les anime. C’était l’essence de cette vie que je m’assimilais sous le prestige de la musique… »
  2. Histoire de ma vie, t. IV, p. 438-440.