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avec assez de courage, il ne pouvait vaincre l’inquiétude de son imagination. Le cloître était pour lui plein de terreurs et de fantômes, même quand il se portait bien. Il ne le disait pas, et il me fallut le deviner. Au retour de mes explorations nocturnes dans les ruines avec mes enfants, je le trouvais, à dix heures du soir, pâle, devant son piano, les yeux hagards et les cheveux comme dressés sur sa tête. Il lui fallait quelques instants pour nous reconnaître.

Il faisait ensuite un effort pour rire, et il nous jouait des choses sublimes qu’il venait de composer, ou, pour mieux dire, des idées terribles ou déchirantes qui venaient de s’emparer de lui, comme à son insu, dans cette heure de solitude, de tristesse et d’effroi. C’est là qu’il a composé les plus belles de ces courtes pages qu’il intitulait modestement des préludes. Ce sont des chefs-d’œuvre. Plusieurs présentent à la pensée des visions de moines trépassés et l’audition des chants funèbres qui l’assiégeaient ; d’autres sont mélancoliques et suaves ; ils lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit du rire des enfants sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses pâles, épanouies sur la neige. D’autres encore sont d’une tristesse morne et, en nous charmant les oreilles, nous navrent le cœur. Il y en a un qui lui vint par une soirée de pluie lugubre et qui jette dans l’âme un abattement effroyable. Nous l’avions laissé bien portant ce jour-là, Maurice et moi, pour aller à Palma acheter des objets nécessaires à notre campement[1]. La pluie était venue, les torrents avaient débordé ; nous avions fait trois lieues en six heures pour revenir au milieu de l’inondation, et nous arrivions en pleine nuit sans chaussures, abandonnés par notre voiturier à travers des dangers inouïs[2]. Nous nous hâtions en vue de l’inquiétude de notre malade. Elle avait été vive en effet ; mais elle s’était comme figée en une sorte de désespérance tranquille, et il jouait son admirable prélude en pleurant. En nous voyant entrer, il se leva en jetant un grand cri, puis il nous dit d’un air égaré et d’un ton étrange : « Ah ! je le savais bien, que vous étiez morts ! »

Quand il eut repris ses esprits et qu’il vit l’état où nous étions, il fut malade du spectacle rétrospectif de nos dangers ; mais il m’avoua

  1. Dans Un hiver à Majorque, Mme Sand dit que le but du voyage fut le piano de Chopin qu’il fallait tirer des mains des douaniers. Cet incident est aussi narré dans la lettre à Duteil datée du 20 janvier 1839. (Corresp., t. II, p. 122.)
  2. Dans Un hiver à Majorque, Mme Sand dit que ce sont eux qui durent abandonner à son sort le pauvre cocher du birlocho avec son véhicule et sa bête, épuisée de fatigue, après des dizaines de noyades dans les trous et les crevasses de la route envahie par le torrent, et après des heures d’efforts héroïques du brave mulet pour en retirer l’équipage.