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édition de Lélia, George Sand refit et augmenta de morceaux inédits même cette Lélia déjà remaniée en l’été de 1836[1].

… J’ai dit plus haut que je cherchais à surprendre le secret de la vie monastique dans ces lieux, où sa trace était encore si récente. Je n’entends point dire par là que je m’attendisse à découvrir des faits mystérieux, relatifs à la chartreuse en particulier ; mais je demandais à ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus silencieux qu’ils avaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine. J’aurais voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne dans ces âmes jetées là par chaque génération comme un holocauste à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu’aux dieux barbares. Enfin, j’aurais voulu ranimer un chartreux du quinzième siècle et un du dix-neuvième, pour comparer entre eux deux catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes, et demander a chacun ce qu’il pensait de l’autre. Il me semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire avec ressemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du moyen âge tout d’une pièce, fervent, sincère, brisé au cœur par le spectacle des guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à s’abstraire et à se détacher autant que possible d’une vie où la notion de la perfectibilité des masses n’était point accessible aux individus. Mais le chartreux du dix-neuvième siècle fermant les yeux à la marche devenue sensible et claire de l’humanité, indifférent à la vie des autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l’Église, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus dans sa chartreuse qu’une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu’une existence assurée, l’impunité accordée à ses instincts, et un moyen d’obtenir, sans mérite individuel, la déférence et la considération des dévots, des paysans et des femmes, celui-là, je ne pouvais me le représenter assez aisément. Je ne pouvais faire aucune appréciation exacte de ce qu’il devait avoir eu de remords, d’aveuglement, d’hypocrisie ou de sincérité. Il était impossible qu’il y eût une foi réelle à l’Église, romaine dans cet homme, à moins qu’il ne fût absolument dépourvu d’intelligence. Il était impossible aussi qu’il y eût un athéisme prononcé, car sa vie entière eût été un odieux mensonge, et je ne saurais croire à un homme complètement stupide ou complètement vil. C’est

  1. Cf. les chapitres vu et xi de notre travail (t. Ier, p. 433-445, et t. II, n. 309-312. Les morceaux inédits parurent dans la Revue de Paris de septembre 1839 et dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre de cette année.