Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/100

Cette page n’a pas encore été corrigée

travaillais pour mon compte la moitié de la nuit. Chopin composait des chefs-d’œuvre, et nous espérions avaler le reste de nos contrariétés à l’aide de ces compensations…[1].

… De quelle poésie sa musique remplissait ce sanctuaire, — dit George Sand dans l’Histoire de ma vie, — même au milieu de ses plus douloureuses agitations ! Et la chartreuse était si belle sous ses festons de lierre, la floraison si splendide dans la vallée, l’air si pur sur notre montagne, la mer si bleue à l’horizon ! C’est le plus bel endroit que j’aie jamais habité, et un des plus beaux que j’aie jamais vus[2].

Mme Sand exprime, après ces mots, le regret d’avoir peu profité de cette belle nature, car, à son dire, ce n’est que rarement et pour fort peu de temps qu’elle pouvait abandonner son malade. Mais cela n’est pas très exact : dans cette même Histoire de ma vie, dans Un hiver à Majorque et dans ses lettres nous trouvons le récit de plusieurs excursions faites dans l’enceinte de la vaste chartreuse et dehors. Quelquefois ce fut même le soir, « au clair de la lune », que George Sand errait avec ses enfants au milieu des ruines du couvent. Des trois cloîtres construits à diverses époques, c’était le second, par ordre d’ancienneté, qui avait le plus souffert du pouvoir destructeur du temps et il semble que c’est lui qui charmait surtout George Sand par son romantisme d’opéra.

Jamais je n’ai entendu le vent promener des voix lamentables et pousser des hurlements désespérés comme dans ces galeries creuses et sonores. Le bruit des torrents, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone de la mer interrompue par le sifflement de l’orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient tout effarés et tout déroutés dans les rafales ; puis, de grands brouillards qui tombaient tout à coup comme un linceul et qui, pénétrant dans les cloîtres par les arcades brisées, nous rendaient invisibles et faisaient paraître la petite lampe que nous portions pour nous diriger, comme un esprit follet errant sous les galeries, et mille autres détails de cette vie cénobitique qui se pressent à la fois dans mon souvenir, tout cela faisait de cette chartreuse le séjour le plus romantique de la terre. Je n’étais pas fâchée de voir en plein et en réalité une bonne fois ce que je n’avais vu qu’en rêve ou dans les ballades à la mode, et dans l’acte des nonnes

  1. Corresp., t. II, p. 131.
  2. Histoire de ma vie, t. IV, p. 444.