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des semaines et des mois sans prendre une plume : son amour de l’art était celui d’un dilettante. Des désaccords ne tardèrent pas non plus à s’élever sur ce terrain. Musset ne voulait travailler qu’à ses heures, mais était toujours prêt à courir les rues le soir et à s’amuser. George Sand, tout entière à son travail, ne pouvait ni ne voulait l’accompagner[1]. Elle n’admettait pas comme

  1. Dans l’exposition de ce fait la partialité de Lindau éclate de nouveau aux yeux. Il dit : « Deux natures toutes différentes s’étaient heurtées : d’un côté, un jeune homme passionné, effréné, qui disposait sans ménagement de sa santé, de sa cassette et de son génie, sans se soucier de savoir comment ça finirait, et qui, dans la fumée de l’entraînement et des plaisirs, allait au hasard sans savoir où (ziellos dahintaumelte) ; de l’autre, une femme modérée, calme, un peu pédantesque, qui, chaque soir, vérifiait sa caisse et pensait au moyen de la remplir dès qu’elle la voyait diminuer, et qui se possédait assez elle-même pour se mettre en tout temps à sa table de travail et écrire le nombre de pages voulu, une femme que rien ne pouvait arracher à ce travail et qui pouvait résister à toutes les tentations… » Lindau confond ainsi dans une même phrase deux choses complètement différentes, mais toutes deux faisant honneur à George Sand : son amour du travail, — vrai travail d’artiste entièrement voué à son œuvre, — et la nécessité de vivre de ce travail en tenant ses comptes, vérifiant sa caisse et s’inquiétant de savoir comment elle payerait ses divertissements, alors que Musset, lui, s’en souciait fort peu. Confondre ces deux choses et en parler d’un ton railleur ne fait nullement honneur ni à la pénétration ni à la probité littéraire de Lindau. Mais le désir de rejeter sur George Sand la responsabilité de toutes les peccadilles de Musset ; porte Lindau à un véritable jeu de mots, en sorte qu’il devient difficile de saisir ce qu’il veut dire à la page suivante, que nous reproduisons en entier : « A. de Musset voulait user de la vie et en jouir au moment donné, George Sand qui, à beaucoup d’autres qualités, joignait encore celle d’être une bonne et soigneuse ménagère, bien économe, voulait faire quelque chose qui fût bien (rechtschaffenes), gagner de l’argent et réunir des matériaux pour ses travaux futurs. Il voulait courir le monde sans aucun but, elle voulait travailler selon le plan qu’elle s’était formé. À la fin des fins, il alla son chemin, elle resta à la maison. Seul, il devint triste, il se mit à chercher la société que l’on trouve toujours facilement, celle des chanteuses et des danseuses, pour la plupart d’une réputation douteuse, avec lesquelles il fit connaissance par l’entremise du consul de France à Venise, société joyeuse, amusante, dans laquelle il s’oubliait, et, en tout cas, plus agréable que celle qu’il trouvait auprès de son amante, taciturne, glaciale (?) appliquée au travail, et qui, lorsqu’il lui fallait travailler, fermait momentanément sa porte même à l’amour. Il passait ainsi gaîment son temps.