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une telle individualité, isolée dans la vie, incomprise et incompréhensible, et dont le malheur était de ne pas ressembler aux autres, d’avoir une âme de poète. Dans une des œuvres les plus charmantes de George Sand et des moins connues, Aldo le Rimeur, petit poème en prose qu’elle écrivit après avoir connu Musset, en août 1833, le héros s’écrie : « Où est le but de mes insatiables désirs ? dans mon cœur, au ciel, nulle part peut-être ? Qu’est-ce que je veux ? Un cœur semblable au mien, qui me réponde ; ce cœur n’existe pas. On me le promet, on m’en fait voir l’ombre, on me le vante, et quand je le cherche, je ne le trouve pas. On s’amuse de ma passion comme d’une chose singulière, on la regarde comme un spectacle, et quelquefois l’on s’attendrit et l’on bat des mains, mais le plus souvent, on la trouve fausse, monotone et de mauvais goût. On m’admire, on me recherche et on m’écoute, parce que je suis un poète, mais quand j’ai dit mes vers, on me défend d’éprouver ce que j’ai raconté, on me raille d’espérer ce que j’ai conçu et rêvé. Taisez-vous, me dit-on, et gardez vos églogues pour les réciter devant le monde ; soyez homme avec les hommes, laissez donc le poète sur le bord du lac où vous le promenez, au fond du cabinet où vous travaillez. Mais le poète, c’est moi ! Le cœur brûlant qui se répand en vers brûlants je ne puis l’arracher de mes entrailles. Je ne puis étouffer dans mon sein l’ange mélodieux qui chante et qui souffre. Quand vous l’écoutez chanter, vous pleurez : puis, vous essuyez vos larmes et tout est dit. Il faut que le rôle cesse avec votre émotion : aussitôt que vous cessez d’être attentifs, il faut que je cesse d’être inspiré. Qu’est-ce donc que la poésie ? Croyez-vous que ce soit seulement l’art d’assembler des mots ?… »