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nombre, des pleurs et des gémissements, et que souvent, au milieu de cette mer de larmes et de sang, on ne voit pas même les résultats grandioses auxquels tendent les efforts des hommes.

« … Dans cette perpétuelle transformation d’objets et d’impressions, il en est qui survivent à tous les changements, à toutes les mutations, et dont la nature est invariable. Telle entre autres et surtout la Douleur, dont nous contemplons la morne présence, toujours avec le même pâle recueillement, la même terreur secrète, le même respect sympathique et la même frémissante abstraction, soit qu’elle visite les bons ou les méchants, les vaincus ou les vainqueurs, les sages ou les insensés, les forts ou les faibles. Quel que soit le cœur et le sol sur lesquels elle étend sa végétation funeste et vénéneuse, quelle que soit son extraction et son origine, sitôt qu’elle grandit de toute sa hauteur, elle nous paraît auguste, elle impose la révérence. Sorties de deux camps ennemis, et fumantes encore d’un sang fraîchement versé, les douleurs se reconnaissent pour sœurs, car elles sont les fatidiques faucheuses de tous les orgueils, les grandes niveleuses de toutes les destinées. Tout peut changer dans les sociétés humaines, mœurs et cultes, lois et idées ; la Douleur reste une même chose ; elle reste ce qu’elle a été depuis le commencement des temps. Les empires croulent, les civilisations s’effacent, la science conquiert des mondes, l’intelligence humaine luit d’une lumière toujours plus intense ; rien ne fait pâlir son intensité, rien ne la déplace du siège où elle règne en notre âme, rien ne l’expulse de ses privilèges de primogéniture, rien ne modifie sa solennelle et inexorable suprématie. Ses larmes sont toujours de la même eau amère et brûlante ; ses sanglots sont toujours modulés sur les mêmes notes stridentes